- Tu vois bien que non.
Elle a pris ma main et l'a posée sur son sein en souriant. J'ai senti battre son coeur et ressenti une décharge électrique : c'était la première fois qu'un détail pareil avant autant de valeur. Comme au début d'une relation, quand on guette le moindre signe, quand le plus petit regard est porteur de sens. Quand j'appellais Dan pour une phrase qui pourrait en avoir deux. Quand les semaines se suivent sans se ressembler, quand on avance bercés par la poésie des premiers instants. Quand il n'y a plus rien d'autre que le bonheur d'être ensemble. Quand l'incertitude nous faisait sentir vivants. Frissonner. Résonner d'émotions. Vibrer. Vivre.
Puis le temps nous a rattrapés. La passion qui nous animait s'évanouissait progressivement, et ça devenait nos passions et autres points communs qui maintenaient "nous" en vie. Salement ironique. On était un vieux couple avant la fin du monde, et c'est justement ça qui nous a rajeunis. Je ressentais ces vieilles émotions qui me paraissaient nouvelles. Renaître doit être aussi bon que ça. Nos lèvres se sont rencontrées comme la première fois.
Et comme par un hasard pas DU TOUT prévisible, c'est à ce moment qu'on a entendu un énorme grognement derrière nous.
J'en ai rien à foutre, si j'y reste j'aurai au moins réappris à sourire avant de mourir. C'est mieux qu'un morceau de flûte.
Lola a relâché son étreinte et on s'est retournés ensemble pour tomber face à face avec un énorme machin quadrupède. Il s'est dressé sur ses pattes arrière et a poussé un long râle.
Le gros sabre sans réel poids avec qui je devais être lié d'une façon ou d'une autre est tombé du ciel pour se planter juste à côté de nous. Presque prévisible. Faudrait voir à se diversifier. Je l'ai empoigné en gardant les yeux fixés sur le monstre.
Il avait des lettres écrites sur ses membres musculeux, une tête ressemblant vaguement à celle d'un ours sous stéroïdes avec une sorte d'exosquelette noir qui se terminait en pointe vers l'arrière du crâne, une queue à pointes membranées, des yeux blancs brillants et il ne bougeait pas. Il se contentait de nous regarder.
Mon estomac s'est liquéfié sans prévenir et je me suis retrouvé à trembler. Autant ce que j'ai affronté depuis la prépa me paraissait basique, surtout avec un démon à mes côtés, autant là, j'avais franchi d'un coup un sacré palier. C'est peut-être bien ça qu'on appelle un béhémoth. Je peux pas bouger.
La bête rugit. Fort. Très fort. Dans un tonnerre de remous telluriques et poussiéreux, il se met soudainement à quatre pattes, comme un cerbère monocéphale qui a envie de jouer.
Je regarde Lola. Forte et déterminée. Elle a pas l'air d'avoir peur.
Tout est allé très vite. D'énormes boules violettes lancées sur le monstre lui ont braqué la tête en arrière et lui ont enserré le cou. Je me suis retourné vers elle, incrédule. Un autre choc dans la gueule du monstre. Ca commence à bien faire de toujours avoir quelqu'un de plus fort que moi à mes côtés.
La frustration devient bien vite colère alors que je me lance dans la bataille, silencieux et le sabre au clair, en évitant de me dire que je ressemble à un golfeur croisé avec un tennisman.
La bête réagit pas trop mal, ses cris commencent à briser le silence de la nuit. D'ailleurs, ça s'ajoute à une bonne liste de questions, ça : Quelle heure il peut bien être ? -On verra ça plus tard- conclus-je après m'être pris une bonne mandale dans la face. Je saigne à peine. Ma liste souffre d'obésité élargie. Deuxième coup de patte dans la gueule. Pour le coup ça m'a retourné à moitié et j'en ai lâché le sabre tombé du ciel. Et il continue à m'attaquer, cet enfoiré. Ignorant les explosions violancées de Lola, il veut me tailler dans le gras. Je l'attrape à bras-la-papatte, hors de question de lui laisser le plaisir de m'arracher la tête. Ses énormes griffes ne sont qu'à une vingtaine de centimètres de mon visage, mais il est foutu comme un chat -bon, ok, un très gros chat- , du coup il peut pas me toucher sans utiliser l'autre patte. Plus qu'à esquiver son coup déséquilibré et en profiter pour rouler par terre, récupérer le sabre et le planter une première fois.
Il hurle. Je ressors la lame et il me donne un cri légèrement plaintif. Cool, j'ai toujours rêvé d'être un artiste. Esquiver un deuxième coup, enragé celui-là, tout en se protégeant avec la lame pour pas se prendre un dommage collatéral et se retrouver sous sa deuxième patte. Planter une deuxième fois. Retirer la lame, wow, il vient de se rappeller qu'il avait une queue et c'est pas passé loin. Ca marchait mieux dans Matrix, ce genre d'esquives. Dos au sol, je vois ses pattes terriblement hautes dans le ciel se rapprocher de moi à une vitesse terrifiante. Au cas où ça suffise, j'ai pointé mon arme bien haut, les yeux plissés mais fixes.
Le contact n'a jamais eu lieu. Lola a dévié les menaces, et tout le reste de la bestiole d'ailleurs, avec un bon gros rayon.
- Comment tu fais ça ? lui ai-je crié en me relevant
Le béhémoth s'était relevé et fonçait droit sur moi. Et merde.
- J'en sais rien !
Esquiver son attaque, tournoyer en l'air sur le côté pour éviter la deuxième, bloquer la troisième avec le sabre, pousser bien fort, se surprendre à le faire reculer, et taper sans arrêt, aux côtés des sorts psychés de Lola qui prennent d'un coup des colorations et formes diverses. Je finis par lui planter mon sabre dans l'épaule, me hisse dessus et une fois en équilibre sur son cou, le frappe à la tempe pour le déboussoler. Je reprends mon souffle et remarque plein de liens fluorescents sur le corps de la bête.
Lola a définitivement un sacré truc.
- Tu viens faire un tour ? je lui lance depuis là-haut.
Elle sourit, toute calme, et grimpe sur le béhémoth avec une facilité déconcertante, aidée par les boules violettes.
Quel rêve hallucinant.
Je le frappe et il couine en se mettant à courir dans la rue. Surréaliste.
Bon, faut retrouver Dan, maintenant. Faire taire les questions, tailler dans le vif mais pas trop. Je regarde Lola, morte de rire, sans une once de peur dans les yeux. J'ai retrouvé l'essence de l'amour de la façon la plus absurde et incroyable qui soit. Je suis heureux.
On s'approche du Krakatoa, je le vois de loin.
- Tu sais où on va ?
- Ouais, souriai-je.
- Alors ?
- Je t'emmène voir un groupe backstage. Je sais que t'en as toujours rêvé.