Un magasin de musique, donc. Mais "atterrir" n'est pas le terme, puisque j'y suis entré en poussant la porte. Inconsciemment, en fait, comme si je venais d'arriver devant à l'instant et que ça avait été un réflexe. Exactement comme dans un rêve lucide. Où est Solenne ? Est-elle toujours en vie, depuis qu'elle est entrée dans le vortex ? Et moi ? Est-ce que ce rêve n'est pas un retour de souvenir, comme soit-disant il en arrive à l'approche de la mort ?

Je frissonnai de tout mon corps dans un putain d'état de choc. Quelque chose clochait, comme souvent dans ce genre de rêve. Il manquait quelque chose. Ma basse, que j'avais avec moi avpenchantant de plonger dans ce vortex. Concernant les fringues, j'étais sapé pareil. 

- Missieu señor Ledo, yé vous ai prrréparré votre chitarra bassa !

Voilà la première preuve que je ne dis peut-être pas de la merde. J'ai déjà vécu ça.

Gaspard et sa bonne humeur légendaire. Le contraste est pas mal.

- Alors, je t'ai redressé l'manche, si je puis me permettre, et puis je l'ai huilé aussi, pour un meilleur toucher, n'est-ce pas ? Ah oui, j'ai viré tes anciennes cordes, elles étaient complètement oxydées et elle puaient la merde, alors je les ai remplacées par des GHS, tu me remercieras plus tard.

Son humour m'avait manqué, mais c'était toujours pas ça. J'ai tenté de transformer mon regard de mec flippé perdu dans ses pensées en un truc brillant de type "Mec t'es un génie, c'est le plus beau jour de ma vie".

- Tu veux la tester ? reprit-il en me la tendant d'un air aguicheur (si si, c'est possible... Allez chez Prima cordes si vous me croyez pas.)

- Mais ouais bordel. (Je suis un grand acteur. Pas étonnant que Kepa ait autant foi en moi.)

D'ailleurs il est où, lui ? Et Solenne, si jamais elle est toujours en vie ? Et les autres ? On en parle ?

- Par ici, chef.

Filez-moi une couverture.



D'un clin d'oeil, l'homme qui refuse qu'on l'appelle Kasper ou même Kaspar me fit signe de me diriger plus avant dans le magasin, avec le flegme tout naturel d'un serveur dans un grand hôtel-restaurant.


La boîte à rythmes du monde de la musique se mit en marche progressivement. Les pas des clients, la pulsation de mon coeur, Gaspard qui tapait distraitement sur ses jambes ou sur le rebord du bureau, les voix des gens... tout cela s'imbriquait pour constituer une structure rythmique aussi imprévisible qu'implacable, sur laquelle je forçai toute ma concentration.

De la musique avant toute chose, pour te vider de tes obsessions, et te permettre de décrocher la lune, même dans le plus sombre des tunnels.

Je regardai le dos de ma basse avant de commencer à jouer.  Pas la moindre inscription dessus. Pas d'autocollant, rien. De toute façon y'en a jamais eu. 

Chez Prima, le côté où on teste les guitares et celui où on teste les basses sont séparés par un gigantesque mur d'amplis, agencés de façon à ce qu'on puisse jouer ensemble et s'entendre sans se voir.

Calé sur le rythme du magasin, je commençai à jouer, refusant de penser au gré des notes que ma basse m'inspirait.

Un arpège, en l'occurence. Les micros en position haute, ça rend vachement bien, pour ça.

- Mais où a-t-il acquis une telle sensibilité ? me lança Gaspard depuis la caisse.

- Au théâââtre !! répliqulançai-je, tentant de ne pas perdre ma concentration pour autant, avant de me rendre compte que mon arpège initialement si calme s'était transformé en un riff frénétique.


Le guitariste qui jouait de l'autre côté du mur d'amplis sortit un autre arpège qui rendait magnifiquement bien sur le mien, si syncopé fût-il devenu. Ca devenait super difficile de contrôler mon stress.

Une longue note résonna, avec un trémolo d'enfer maîtrisé à l'extrême, faisant frissonner chaque centimètre carré de mon corps avant de s'évanouir, me laissant seul avec ma ligne mélodico-frénétique, mes doigts et leur moiteur, le tachymètre de mon coeur.

Une variation, j'ai du changer de gamme, ou de mode, ou de je sais pas quoi. Je connais rien à la musique, autant être honnête. Toujours est-il que la guitare ne tarda pas à reprendre sa place à travers des bends d'une puissance et d'une justesse rares. Foutrement imparable. 

Je repars sur mon arpège pour lui laisser de quoi s'exprimer, avant que cette dernière ne se change en accords de puissance et ses bends en rythmique fascinante. A ce moment-là, j'étais censé n'avoir jamais eu droit à une telle alchimie, mais pour le coup, c'était pas vraiment le cas. Plus facile de ne pas se laisser démonter. 8 mesures plus tard, je pars en clave, après un petit break de rigueur, et c'est là qu'il me suit en lâchant un solo dantesque, qui vient mourir sur l'arpège de début revenu me taquiner les doigts, comme si le destin de l'Univers en dépendant, pour finalement suivre son solo dans le silence.

Le feeling était parfait et l'instant gravé dans l'éternité. Une seconde de magie au coeur d'une minute ordinaire. Une heure d'orgasme au sein d'un jour comme les autres. 

Encore sous le choc, j'ai pris ma basse et je me suis dirigé vers l'autre côté des amplis, histoire de remercier le responsable de ce moment unique. Je choisis soigneusement mes mots sur le chemin.

- Tu déchires, mec !

Faudra que je perde cette habitude de parler aux gens sans forcément les avoir en face de moi. 

Une magnifique brune aux yeux d'un vert étincelant se leva de son siège, me regarda d'un air taquin, et me causa un arrêt cardiaque.

- J'ai l'air d'un mec ?

Je l'ai regardée de la tête aux pieds, en m'arrêtant un peu sur le milieu. Sublime Solenne. Mon coeur s'est décroché. Je vous ai parlé de de mon état de choc ? 

- Pas trop.

Elle éclata d'un rire brillant.

- Dis voir, tu chercherais pas un groupe ?

- Si, complètement. En fait techniquement j'en ai plein, mais... 

Les mots sortaient de ma bouche sans que je puisse exercer le moindre contrôle dessus. Je ne sais pas s'il est possible de ressentir un tel truc en-dehors d'une fin du monde. Et du ridicule d'un ado maladroit, bien sûr.

- Ouais, tu devais dépanner et après t'es resté, c'est ça ?

- Exactement ! Mais bon, je pourrais difficilement jouer avec eux un truc comme on vient de le faire là...

Et si je veux dire autre chose, ça se passe comment ? Mais surtout qui est cette Solenne ? 

- Bah j'ai un groupe, moi aussi, et on est à la recherche d'un bassiste. Ca t'intéresse ?

- Ah mais carrément ! 

Soyez sympas, rendez-moi mon libre arbitre.

- Ecoute, on passe à la caisse et on en parle dehors, ok ?

- Comment refuser ?

Le pragmatisme féminin est la neuvième merveille du monde. J'en suis à peu près sûr. Et les fins du monde fracassent les couilles, mais ça, c'est quasiment déjà une confirmation. Pourraient au moins me donner des répliques moins ridicules.

Je l'ai laissée passer devant moi et j'en ai profiter pour regarder autour de moi (et pas les courbes parfaites de la demoiselle, non non, j'te vois venir, jeune coquinou. Pour l'heure, j'avais vraiment pas la tête à ça.)

Il me fallait un détail qui m'indique dans quelle timeline je me trouvais. Parce que c'était réel, et ça, j'en étais sûr. Mais de là à savoir où cette réalité se situait, c'était autre chose.
 
En me passant la main sur la barbe, d'une machinalité admirablement feinte -je suis un grand acteur, bordel- j'en profitai pour toucher mes joues jusqu'en-dessous de mes yeux. Je n'avais pas rajeuni. Personne ne s'en rendait compte.

C'est quoi votre concept du voyage dans le temps, putain ? Et surtout comment ça fonctionne ? A moins que ça n'en soit pas un, et que pour une raison ou une autre je me retrouve condamné à revivre mes souvenirs sans avoir d'impact dessus. Je suis sur de foutus rails et il n'y a que mon esprit qui est encore libre, en termes d'enfer perso ça se pose là.

Plutôt que de devenir fou, autant de rage que de peur, je pris une grande inspiration et suivai la femme de ma vie comme si je ne savais pas déjà qui elle était en misant à fond sur ma capacité passive à dire exactement ce que j'étais censé dire le plus naturellement du monde.

Elle était en train de payer.

- Et voilà, miss ! Merci à toi et bonne journée !

- Merci, toi aussi, au revoir !

Meilleur échange de banalités. Mais Gaspard est le mec le plus cool de l'Univers. D'ailleurs ça devrait être à lui de le sauver, du coup.


Je suis arrivé à la caisse au moment où elle sortait du magasin, sa guitare sur le dos.

- J't'attends dehors, hein !

Elle m'adressa un grand sourire en fermant la porte.

- Hé ben, tu te fais pas chier, chef ! me souffla-t-il.

- Déconne pas, je la connais même pas ! 

Dans quel plan de l'Univers je réagis comme ça ? Dites-moi vite, que j'aille le plastiquer une bonne fois pour toutes.

- On dirait pas, vu comment vous jouez ensemble...

- Combien je te dois ? plaquai-je avec une énergie qui collait déjà plus avec le moi que je connaissais.

- 30 boulares-dahu et une signature, comme d'hab' !

Il ne nota aucune différence, je le payai, ratifiai le traité de remise des prix, lui souhaitai le bonsoir, et quittai le meilleur magasin de musique qu'ait jamais porté Boredom City.

Une fois dehors, je me fis sexuellement agresser par la femme de ma vie :

- Au fait, on s'est pas présentés ! 

- Ah ben oui, c'est vrai ça. (un super acteur de génie, je vous dis.)

- Je m'appelle Solenne, enchantée !

Je crève littéralement d'envie de lui demander si elle aussi est passée dans ce foutu vortex. ALORS MAINTENANT COMMENT JE FAIS POUR ME LA JOUER COOL, HEIN ???

- Dan. Tout le plaisir est pour moi.

MAIS BORDEL !!! Hum. On va dire que je m'en tire bien.

- Héééé... Tu serais pas en fac d'anglais, par hasard ? 

- Mais carrément. (Exceptionnel)

- Tu connais Sébastien Andero ?

- Ouais, mais ça fait longtemps ! Je le connais depuis le lycée. (Bientôt les Oscars.)

- Haha, il m'a parlé de toi. Tu crois aux coïncidences ?

Non, je crois surtout aux réalités alternatives et aux voyages temporels.

- Non, je suis sûr que ça existe pas. Le hasard n'est qu'une connerie pour tenter de nous conforter dans l'idée d'un monde chaotique et insensé. Le meilleur moyen de fuir les explications, surtout quand ça nous coûte d'aller les chercher. 

Y compris jusque dans lesdites réalités.

- Tu me plais, toi. J'ai encore jamais recontré personne qui ait autant de conversation !

- Mais j'ai rien dit !

Je t'ai même pas demandé si tu venais de la fin du monde.

- Au contraire ! Tu en as énormément dit en très peu de mots. Et ça suffit pour différencier une personne intéressante du reste du monde, sourit-elle à nouveau.

J'en restai flabbergasté. Elle reprit, comme pour m'ôter les mots de la bouche.

- J'ai pas assez pour te payer un café, par contre, je peux t'en faire un à la maison, si ça te dit de me raccompagner !

Mais EVIDEMMENT !

- Pourquoi pas ? Il est tôt et j'ai rien à faire.

RENDEZ-MOI MON LIBRE-ARBITRE.

- Cool ! En plus y'a personne à la maison, ce soir, tu pourras rester pour faire un boeuf, si tu veux !

- Si ça te dérange pas...

Non, honnêtement, ça me dérange grave que mes mots sortent tous seuls comme ça et que je ressente absolument pas les émotions que j'ai ressenties la première fois que j'ai vécu ça.

- Pas le moins du monde, je t'assure ! Et puis si on est amenés à jouer ensemble, autant qu'on se connaisse mieux !

- Si j'avais des thunes, je nous offrirais des bières.

Elle éclata de rire.

- Il doit m'en rester une bonne dizaine à la maison !

- Tu rentres comment ? (tentai-je de masquer mes penchants alcooliques.)

- En bus. Il me dépose pas loin de chez moi, y'en a pour cinq minutes.

D'un seul coup, une sensation des plus étranges s'empara de moi. Un truc que je n'avais jamais ressenti de toute ma vie. Je n'ai aucune idée de comment décrire ça à part la prise de conscience que j'étais devenu une anomalie. Seule pour toujours. J'étais pas dans mon passé, c'était imprimé dans ma chair, désormais. 
Et peut-être que j'avais été envoyé ici pour changer le futur, comme tout bon voyageur temporel qui se respecte. Un autre univers, moins foutu que le premier ?

Le moi normal que j'étais censé incarner suivit Solenne jusqu'a l'arrêt en discutant de choses et d'autres. 

Rien de naturel là-dedans, les mots continuant de se barrer tous seuls de ma bouche. Je savais exactement ce qui allait se passer après, même si je ne pouvais m'empêcher d'en douter sur l'autel de la possibilité que ce soit une réalité alternative.

Pour autant, je restais un foutu pantin monté sur rails. Un putain de pantin dans un train fantôme où le paysage glauque serait remplacé par un monochrome du monde réel d'un millier de couleurs, en plein dans ta gueule, qui te frappe sans te toucher, à t'en décrocher la mâchoire. 

L'être que j'étais censé être discutait avec elle qui semblait n'avoir aucun mal à être elle-même et je me sentis progressivement de plus en plus bizarre, incapable de ressentir le bonheur intense de pouvoir vivre notre rencontre à nouveau. Impossible de ressentir ne seraient-ce que les même émotions que j'avais eues le jour où j'avais vécu ça pour la première fois. 

On marchait vers l'arrêt, et bizarrement, le bus y est arrivé en même temps que nous. Mon espèce de transe ne se calmait pas, et j'ai à peine remarqué la coïncidence -ou pensé à me demander si c'en était une.

On s'est posé au milieu, sur des sièges dos à l'espèce d'accordéon qui faisait le lien entre les deux parties du bus. Nous posâmes nos instrus entre nos jambes.

Il semblerait alors qu'on ait tous les deux ressenti le même truc urgent au fond de nos tripes. Un truc puissant, braillard, violent. Comme une parano, ou un orgasme, un couperet ou une révélation. Impossible de mettre des mots dessus.

On s'est plantés du même regard qui disait "Tu as eu ça ?", et aucune réponse ne pouvait émaner de nous, car nous n'en savions rien. Je gueulai à mon cerveau de faire taire les théories qu'il fabriquait en tentatives d'explications à ça. Je tiens à ma santé mentale.

J'avais pas suffisamment foi en la réalité pour briser le silence. Solenne prit la parole.

Elle me parla de la fac, qu'elle trouvait ça marrant que je sois dans la classe de Seb, son meilleur ami d'enfance, et qu'elle soit dans la même que Pierrot, son guitariste, que j'avais rencontré par hasard au début de l'année.


Le DESTIN. On la connaît, cette histoire. Ce que j'aimerais bien savoir, c'est pourquoi elle a pas cramé que j'étais complètement à l'ouest, elle qui est si instinctive et intuitive. L'effet "pantin sur rails" me semble bien trop faible pour une personne ayant l'acuité de Solenne.


J'ai soudain senti une espèce de chaleur entre elle et moi; le genre de chaleur qui n'a rien à voir avec la température extérieure.
Un truc qui t'enveloppe et te dépasse, quelque chose de mille fois plus intense que notre émotion indicible de tout à l'heure.

Nous étions chacun un soleil, et nous étions vivants.

Et en ce qui me concerne, j'étais le soleil vivant d'une réalité alternative autrement plus flippante que celle dans laquelle l'homme bizarre avec un chapeau et des problèmes mentaux m'avait attiré pour me parler par le biais d'une paralysie du sommeil. On parle bien de l'expérience potentiellement traumatisante où tes cauchemars prennent vie à littéralement moins d'un mètre de toi, oui. Paye ton soleil. 

Et puis un soleil, sérieusement ? Une anomalie qui fout la merde dans une timeline alternative, oui ! 
Ca me semble la seule possibilité restante.
Le compte en banque du moi que je remplace que je suis en train de créer un paradoxe massif. 

Peut-être la Solenne de mon univers s'est elle aussi retrouvée dans un univers alternatif comme celui-là. Ou peut-être a-t-elle simplement voyagé dans l'espace et est restée dans l'univers de la fin du monde. Je refuse de la croire morte. Je n'en ai pas le droit. Sinon ça voudrait dire qu'on me fait revivre notre rencontre pour bien me dégoûter par la suite, ce qui impliquerait que ma première théorie de l'enfer personnel est juste, et les choses n'ont pas le droit de se passer comme ça. 

Et en plus, si on est dans une réalité alternative...

Un crissement aigu, et un bruit pneumatique. On a pris nos instruments, puis la porte arrière du bus et j'ai perdu une idée au passage. Ma réflexion s'est cassé la gueule après que je sois parti sur un truc à base de convergence parallèle permettant aux paradoxes de se résoudre d'eux-mêmes. Ca m'a frustré, mais il me manque de toute façon trop de données pour être complètement sûr.

Et puis qu'est-ce que la frustration quand on t'offre l'occasion de revoir pour la première fois l'amour de ta vie ? Est-ce que je pourrais pas réussir à relativiser ne serait-ce que dix minutes par rapport à ça ? Ca pourrait mettre la thèse de l'enfer sur les rotules.

Je pose une question; alors qu'on marche dans une rue qui m'était outrageusement familière. C'était une sensation assez étrange, la deuxième première fois. Le soleil se couchait, comme s'il priait lourdement, en éclairant Solenne d'une lumière blanche. C'était vraiment magnifique, à peu près autant qu'elle. Je respirai.

- La prochaine à gauche ! dit-elle joyeusement, me rappellant à quel point j'étais au fond quand je l'ai rencontrée.

- Rappelle-moi de te payer la note la prochaine fois qu'on se verra.

- De toute évidence, ce sera celle du bar !

J'ai du mal à m'accorder sur sa joie de vivre. Les aléas du voyageur temporel, j'imagine. Il va falloir s'y faire. Et puis ce vieil arrière-goût de déjà-vu...

Goût doux-amer qui s'intensifia quand elle ouvrit la porte. Je me retrouvai le plus naturellement du monde dans un endroit que je connaissais par coeur avant même d'y avoir techniquement mis les pieds. Je suis à peu près sûr d'être en mesure de prédire mon futur proche sans trop me tromper.

C'est en passant cette porte que ma théorie perdue me revint : Peut-être s'était-il passé ce jour-là quelque chose en rapport avec la fin du monde de mon présent. Peut-être que je ne faisais ici que l'expérience d'une leçon qui me servirait dans le présent d'où je viens, tout simplement.


Ces émotions brutes... Trop puissantes pour n'être que le fruit du chaos de nos choix, causes et effets. Nécessairement des produits d'un truc au-dessus de ça. Quelqu'un m'a emmené ici pour une raison, quelle qu'elle soit. Collerait avec les émotions que je ressens, qui sont bien les miennes, et pas celles du moi du passé. Collerait avec le fait que je suis un putain de spectateur et que personne ne s'en rend compte. Je suis une anomalie pour cet univers, mais pas pour eux, parce qu'ils n'ont pas encore vécu ça. C'est évident, mais ça implique logiquement que je ne peux être que dans une réalité alternative de mon passé. 

Tout en poursuivant ma réflexion obessionnelle aux allures de masturbation mentale, je la suivis dans sa chambre de l'air le plus cool et détaché et naturel que j'avais en réserve, et posai mon instrument à côté du sien, sur son lit.


TU LA VOIS, MA GROSSE METAPHORE ??? semblait me hurler le scénariste dans un effort desespéré de me changer les idées.

- Je vais chercher des bières ! Il doit y avoir un ampli basse dans la penderie, hésite pas à te brancher dessus !

Solenne semble de mèche avec lui. Mmmméfiaaance...

Plus sérieusement, je respire à nouveau, et je me détends. Il y a de bonnes chances que ma Solenne soit toujours vivante. Il doit en être ainsi. 

Tais-toi et trouve cet ampli. Esquive les t-shirt Iron Maiden et Sugartown Cabaret qui te tombent dessus, replie-les et remets-les en place. Branche l'ampli et sors ton jack.

Solenne la Merveilleuse est arrivée avec huit bières sur un plateau. Epouse-la tout de suite.

Nous avons bu, nous avons joué, nous avons ri. En un rien de temps, les bases de trois nouvelles compos étaient lancées. La foi en notre duo se mettait tacitement en place. Solenne nous fit du seitan-frites, et nous continuâmes la soirée au rock, à la bière, et aux échanges pour mieux se connaître. Quand elle commença à baîller, je me sentis obligé de dire que je dormirai sur le canapé. Elle insista pour au moins rester un peu avec moi, pour profiter, disant qu'elle n'avait pas si sommeil que ça. Je souris et me détendai davantage. Je lui proposai une clope, qu'elle refusa en m'ouvrant la fenêtre et en me tendant une bière vide.

- Si jamais t'es trop bourré pour bien viser, taque-la là-dedans, dit-elle en me montrant d'un geste nonchalant le vide menant direct au macadam.

J'éclatai de rire. Elle s'est posée près de moi, adossée au rebord de la fenêtre alors que j'y faisais face. Il y avait une photo à faire, je crois, histoire de capturer le feeling de l'instant, la complicité naissante, la douce harmonie.
En même temps si elle avait été du même côté que moi elle aurait pu voir le vortex qui déchirait le ciel. Elle n'aurait pas eu la voie du frigo en face d'elle et ne serait pas allée chercher de nouvelles bières le temps que je finisse ma clope, ferme les fenêtres, tire les rideaux, et prépare un "Il fait nuit c'est pour ça" au cas où elle me demande pourquoi.

Elle se posa dans le canapé, overstylée avec sa bière au bout des doigts.

- Viens chercher la tienne, je suis trop bien, là, pas envie de bouger, me sourit-elle.

Je le lui rendis, et la rejoignis, partagé entre le désir de me poser un peu avec elle d'un côté et tout le reste de l'autre. 
J'ai ouvert ma bière en m'affalant dans le fauteuil qui lui faisait face. Nous avons refait le monde toute la soirée. Quand la nuit fut une grande fille, elle partit se coucher, me proposant à nouveau de dormir avec elle. Je l'accompagnai pour finir notre discussion et lui souhaiter une bonne nuit. Elle me passa un plaid et m'embrassa sur le front, lançant un délicieux frisson dans tout mon corps.

Tout léger, je me dirigeai vers le canapé pour m'y allonger et passer en revue ce que ce vortex m'indiquait, à part le quasi-évident "tu es dans un passé alternatif, bonne réponse !". La structure de la réalité ayant été mis à mal, mon autre théorie selon laquelle j'ai été envoyé ici pour y rester et changer le futur pourrait tenir. A ce moment-là, ce vortex n'était pas mon train du retour. Peut-être même était-il ici depuis toujours ? J'aurais flippé pour rien en me rendant compte qu'il était là, mais peut-être que les gens de cette réalité y étaient habitués ? C'était la première fois que je regardais le ciel depuis mon arrivée à Prima Cordes, ça pourrait se justifier...

Ma gorge sèche me pressa d'aller boire un coup. Je me dirigeai vers la salle de bains,  croisai mon reflet dans le miroir et fus incapable de m'en détacher. 

Des mots me trituraient la gorge. Ils devaient sortir, ils voulaient sortir, comme une espèce de message de mon inconscient.


"Elle a à dire" sortit la lente voix rauque du miroir, comme si elle appartenait à un vieux Dan âgé d'environ 55 ans. "Beaucoup à dire."

Le reflet était instable, brouillé, je n'arrivais plus à me reconnaître.


"Elle doit révéler."

"Pas de temps."


J'ai été pris aux tripes par la peur de comprendre. J'espérais me planter à cent à l'heure. 

Le reflet s'est déformé jusqu'à prendre l'apparence du grand type au chapeau.

"Fais-la parler."

Je ressentis la même chaleur que dans le bus, mais cette fois altérée, inversée, pervertie. Une chaleur froide, brûlante. Elle grandissait en moi, me dépassait, me toisait. Elle était là, partout dans cette salle de bains dans laquelle j'aurai pourtant de bons moments quelques mois plus tard. Le miroir ne me renvoyait plus mon reflet, le lavabo se tordait de rire, le sol tournait et glissait sous mes pieds.


Il y eut un claquement tonitruant, un bruit de verre brisé, de bois arraché, et tout s'est mis à valser, comme si on essorrait le monde. J'ai été aspiré et je me suis retrouvé dans la grande rue vide du Krakatoa.

Une tempête magnétique. Un vortex de retour. J'étais bien une anomalie dans une réalité alternative du passé. Elle m'a recraché, il faut croire.


Ma tête bourdonnait. Je peinais à me tenir debout, penché vers le sol comme si j'avais été grièvement blessé. Tous les muscles à vif, l'esprit choqué et pourtant terriblement clair. Il s'était passé la même chose en plus local et moins épique la fois où l'homme au chapeau m'avait fait vivre une paralysie du sommeil.

Une musique commença a se faire entendre. Au début, ce n'étaient que des grésillements, mais je reconnus bien vite l'intro de Fireal. Il neigeait toujours. Etrangement je n'avais pas froid, quand bien même je me sentais toujours au bout de ma vie.

Je me rendis compte que j'avais à nouveau ma basse sur le dos et que j'étais face à un bar quand j'eus la force de lever les yeux au cas où je düsse faire face à une ultime rencontre musclée. Me traînant là-bas tant bien que mal, la musique s'est mise a péter quand je suis rentré dedans.