Pierrot s'est matéralisé dans le bar, entre nous tous, en sortant d'un petit vortex qui se referma sur son passage. Normal.

Tout le monde était enfin là. J'allais pouvoir leur dire. Je sentais leurs regards pressants, parfois un peu perdus, ou particulièrement tendus.

Soda a commandé une pizza et est allé en chercher une au congel. Neto est allé à la machine à pression. Une fois les bières prêtes et les clopes allumées, j'ai pris la parole.


- On va pouvoir commencer.

Je les ai tous dévisagés un à un, soutenant leurs regards acérés qui commençaient à s'impatienter.

- Quand j'étais ado, je me suis foutu en l'air, comme vous le savez, mais contrairement à ce que vous croyez, je me suis pas foiré. Je me suis vu quitter mon corps et prendre la direction d'un chemin qui allait pas vers la lumière. Je me suis retrouvé dans un endroit complètement noir, sans la moindre sensation, ni la moindre capacité. J'étais plus qu'un point de conscience perdu dans l'immensité du vide. Plus rien n'avait de sens et il n'y avait plus ni haut, ni bas, ni son, ni couleur. Plus d'orientation, plus de notion, plus rien, vraiment. Je suis désolé, je sais pas vraiment comment dire ça, et je sais pas trop par où commencer non plus. 

J'ai pris une gorgée de bière.

- J'ai eu l'impression de rester là-dedans pendant des siècles et de devenir fou trois fois de neuf façons différentes. Je ne vois pas comment un hypothétique Enfer pourrait être pire que ça. Je n'avais plus rien d'autre que ma conscience qui perdait complètement les pédales, et c'est ça qui m'a sauvé. Au sommet de mon délire, au plus profond de ma folie, j'ai réussi à hurler, à gueuler avec mon âme. C'est tout ce que j'étais, de toute façon, je n'avais plus de corps. Rien qu'un point de conscience, comme je vous ai dit. Ca a déclenché une explosion intérieure qui m'a permis de briller, et c'est comme ça qu'il m'a trouvé, celui que vous appellez Siko. Il avait été condamné à perdre son identité et à errer dans le bas-astral, qui était justement l'endroit où je me trouvais. Il m'a dit que j'étais une vieille âme, que c'était ça qui m'avait permis de refuser ma condition et de briller de cette façon. Le bruit et la lumière l'ont attiré, et il m'a proposé un marché. J'avais eu beaucoup de chance, je ne pouvais pas refuser. Il m'apprit que je n'avais en réalité passé que quelques minutes dans cet enfer qu'est le bas-astral, que dans le réel nous étions toujours le même jour, et dans l'heure de ma mort. Hors de question de passer le moindre quart d'heure millénaire dans ce plan de torture. J'ai accepté sans discuter ni poser de condition. Il m'a proposé le deal le plus honnête qui soit. 


J'ai repris une gorgée de bière. Tous étaient cloués à mes lèvres. Ca faisait plaisir mais c'était un peu gênant.

- Il pouvait se servir de la puissance de mon âme pour nous sortir tous les deux d'ici. En fait, dans ce genre de cas, on ne peut s'en sortir que par deux, parce que la puissance de plusieurs âmes réunies est toujours supérieure à la somme de ses parties individuelles. C'est plus de l'addition, c'est de la multiplication avec des facteurs. A nous deux, nous étions 8 fois ce que nous étions chacun de notre côté. Du coup on a pu faire un miracle et utiliser une faille de la construction de la réalité. Il m'a emmené à la limite entre le moyen-astral et le haut-astral, à ce qu'on pourrait considérer comme la porte de Shell Haven. Quand j'en ai passé le seuil, il a réincarné mon corps et s'est volontairement coincé dans notre monde réel. Je ne sais pas trop comment ça a été possible, ni s'il a courbé la réalité pour y arriver, en tous cas c'est comme ça que ça s'est passé. Il y a alors eu deux Sébastien : Un dans le réel, qui avait mystérieusement échappé à son suicide tout en ayant été cliniquement mort pendant plusieurs minutes, et un autre à Shell Haven, qui a pris la place laissée vacante par Siko. Ce deuxième Seb était sorti des conditions de l'espace et du temps, ça peut être difficile à comprendre, mais c'est comme ça que mon âme a pu se dupliquer et qu'il a pu intégrer Shell Haven, parce qu'il n'avait plus d'identité et que ça faisait comme s'il avait toujours été là. J'ai gardé une sorte de contact télépathique et empathique avec mon alter-ego de l'autre monde, ainsi qu'avec Siko, qui a veillé sur moi après avoir effacé ma mémoire à court terme pour me protéger. Selon lui, nos souvenirs ne sont pas dans notre tête, notre cerveau est simplement un moyen d'accès, pas de stockage. Du coup on a nos souvenirs qui volent autour de nous en permanence, et si les informations sensibles que je possédais venaient à apparaître sur leur radar, j'allais être recherché par tout Shell Haven. Dans le doute et face au risque s'il disait la vérité, j'ai accepté. C'est comme ça que j'en suis venu à croire que j'étais devenu fou. 


J'ai encore bu un coup.


- Siko me disait tout le temps de tenir le coup, que ça allait bientôt se terminer. Et effectivement, il y a eu la fin du monde, et j'ai pu récupérer progressivement mes souvenirs. Mais je suis pas le seul à être important dans l'histoire. Nous sommes tous des âmes soeurs, et nous sommes tous liés. Pas besoin de vous faire un dessin. La fin du monde était une diversion pour cacher un truc terrible. C'est d'ailleurs aussi pour ça que je devais mourir dans toutes les réalités alternatives. Il fallait unifier le continuum de façon à ce que les choses ne puissent se passer QUE de la manière dont elles se sont passées dans cette réalité. Il fallait faire s'effondrer sur elles-mêmes toutes les réalités alternatives secondaires, pour révéler l'essence même de celle-ci et déchirer le voile une bonne fois pour toutes.
On est pas les élus, c'est juste que par la force des choses, c'est à nous de faire ça, parce que nous sommes liés, et que les liens sont l'essence de la vérité. L'amour est tout. Peu importe ce qu'on essaie de vous faire croire dans la cage, l'amour est tout. Et c'est ça qui importe vraiment.



J'ai senti une chaleur étrange et agréable dans mon ventre et une sensation physique, comme si quelqu'un écrivait sur mon sweat. Suite aux regards mi amusés- mi traumatisés de mes amis, je me suis retourné vers la vitre du bar pour me rendre compte que par-dessus mon hoodie, je portais maintenant un t-shirt disant "Sometimes it's hard to be a hero".