Vendredi 12 février 2016 à 2:32
Où on fait la connaissance d'un troisième personnage à peine cinéphile, assiste à la fin du concert de Crave, et retrouve des clins d'oeils à s'en arracher les yeux.
Où le côté mindfuck s'installe un peu plus, où rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, évolue, se déforme, parfois. C'est humain.
_____________________________________________________________________
J'avais éteint la caméra dès les dernières notes de Lenne & Paine, et j'avais bien fait. Le set de Crave était à peine terminé que des ombres avaient commencé à s'élever dans le public, aussi griffues que menaçantes.
Pendant que je rangeais en vitesse la caméra dans son sac tout en repliant mon trépied, un gros type est tombé de la scène juste à côté de moi, sous les coups de ces apparitions fantômatiques.
Dan et les autres étaient encore sur scène, à se battre contre les ombres qui grimpaient comme des envahisseurs d'un autre univers.
J'ai enjambé une barrière tombée par terre pour traverser la fosse et sortir au plus vite. Je sais pas ce que j'aurais fait si j'avais eu un quelconque problème avec la caméra. Elle n'est pas à moi, et Lola me casserait la gueule si je lui rendais en pièces détachées.
Le coeur battant, je marchais aussi vite que possible en évitant les mecs qui se bastonnaient dans le public contre les ombres animées quand je remarquai un truc encore plus inhabituel :Â
Un type restait planté là , sans bouger, les yeux dans le vague. Je l'ai regardé, et il a disparu pour réapparaître un peu plus loin.
Mon coeur s'est mis à battre encore plus fort.Â
- Hé, monsieur !
J'ai entendu une petite voix, mais pas une petite voix d'enfant qui a perdu sa mère au supermarché.Â
- Ca commence.Â
Un gamin Noir me regardait avec des yeux brillants. Il m'a montré le type qui disparaissait avant de réapparaître un peu plus loin à la Méliès.
- Lui ?
Le môme a hoché la tête.
Mon coeur me faisait mal tant il battait si fort.
J'ai serré les sangles de mon sac et je me suis approché du mec bizarre. Qui est ce type ? Je me suis approché de lui et j'ai essayé de le reconnaître avant qu'il disparaisse. Il était assez grand et carré, avec un visage doux au regard bleu et vide, encadré par de longs cheveux bruns et un bouc assez court. Il portait un long T-shirt "Kill 'Em All" et un grand pantalon large. Il réapparut subitement en contrebas de la scène, revenant sur ses "pas". Il la fixait comme s'il y avait quelque chose de particulier a cet endroit-là .
J'ai suivi son regard : il y avait Solenne, la guitariste solo, Dan le bassiste, Pierrot le chanteur/guitariste et...
Le batteur ! C'était Sébastien que je suivais depuis tout à l'heure ? C'est fou, je l'avais même pas reconnu... Tout était d'un coup devenu beaucoup trop étrange pour moi et mon esprit cartésien.
- Sébastien ? Hé, Sébastien ! Tu m'entends ?
Il ne réagissait même pas. Comme s'il était ailleurs, complètement absorbé par la scène qu'il fixait tout en se déplaçant.
Il a disparu une dernière fois. Il est allé sous la scène ?Â
- Hé, Dannie !! Sébastien s'est barré !
Il m'entend pas, le bougre...
- HE ! DAN, MERDE ! SEBASTIEN A DISPARU !
Mon coeur me faisait mal à battre si fort, je flitrais avec le coma malgré moi.
- Bordel de merde... ai-je balancé entre mes dents.Â
Si Sébastien est sous la scène, il doit bien sortir à un moment quelque part...
J'ai couru nerveusement dans la fosse. Y'a pas 36000 sorties, à la fin... J'ai pris machinalement mon portable pour regarder l'heure. Ma main a rencontré un bout de papier. C'était écrit :
Les Impertinents Du Spectacle présentent L'ENVERS DU DECOR.
J'ai eu l'impression étrange de comprendre un truc et me suis précipité vers l'arrière-scène, alors que tout le monde se battait autour de moi. Je serrais mon sac contre moi en espérant que la caméra n'ait rien. Dans le tumulte créé par les ombres, ça devenait une sorte de mission sacrée.
J'ai descendu les marches à la volée et ouvert la porte qui donnait sur la cuisine d'un grand coup de pied désespéré.
Elle était vide.
Le bruit de la baston s'est fait plus discret à mesure que je marchais dans la cuisine. J'avais étrangement moins mal à la tête. Je me suis dirigé vers les loges, mais à peine avais-je eu le temps d'atteindre la porte que j'ai remarqué un truc bizarre.
La porte des toilettes était explosée contre le mur pour une raison qui m'échappait totalement, et juste à côté, il y avait une porte rouge que j'avais jamais vue. Un nain avec une veste, un pantalon et un chapeau rouges me regardait en souriant largement, les yeux brillants.
- That's the way in, my friend !!
Il parlait en roulant les "r", comme un italien. J'avais vraiment et inexplicablement peur. Plus de ce qui m'arrivait que du nain en rouge, en fait.Â
- Est-ce que j'ai vraiment le choix ?Â
- On a toujours le choix, my friend !
Il m'a fait un clin d'oeil.
- Pourquoi vous me dites ça ? Et il est où, Sébastien ? Vous auriez pas vu quelqu'un passer ?Â
- Occupe-toi de ton destin. Tu t'occuperas de celui des autres en temps utile, "Kepa".
Il me parlait toujours avec un large sourire. Là , j'avais franchement peur.
- On y est.
Il m'a désigné une porte.
- Regarde. C'est par là que tout commence.
Ca ne sert à rien de réfléchir, me glisse une voix dans ma tête. Mais peut-être qu'en poussant cette porte, je retrouverai Sébastien et qu'il m'expliquera ce qui s'est passé, que ce n'est qu'une mauvaise blague, et que tout redeviendra comme avant une fois que je l'aurai franchie. Peut-être aussi que j'aurai le moyen d'expliquer ce qui s'est passé ce soir-là .
- Allez ! Ne reste pas planté là ! m'a dit le nain d'une voix douce et enjouée.Â
Je dois avouer qu'aussi bizarre que ce nain me paraisse, il n'avait pas l'air méchant. Je me suis cru dans un film de David Lynch. Ou une série. Ca, par contre, ça m'a fait frissonner très fort.
J'ai écouté son conseil et j'ai ouvert la porte. Il m'a fait un signe de la main et quand j'ai fermé la porte, je me suis retrouvé dans un drôle de bar.
Où le côté mindfuck s'installe un peu plus, où rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, évolue, se déforme, parfois. C'est humain.
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J'avais éteint la caméra dès les dernières notes de Lenne & Paine, et j'avais bien fait. Le set de Crave était à peine terminé que des ombres avaient commencé à s'élever dans le public, aussi griffues que menaçantes.
Pendant que je rangeais en vitesse la caméra dans son sac tout en repliant mon trépied, un gros type est tombé de la scène juste à côté de moi, sous les coups de ces apparitions fantômatiques.
Dan et les autres étaient encore sur scène, à se battre contre les ombres qui grimpaient comme des envahisseurs d'un autre univers.
J'ai enjambé une barrière tombée par terre pour traverser la fosse et sortir au plus vite. Je sais pas ce que j'aurais fait si j'avais eu un quelconque problème avec la caméra. Elle n'est pas à moi, et Lola me casserait la gueule si je lui rendais en pièces détachées.
Le coeur battant, je marchais aussi vite que possible en évitant les mecs qui se bastonnaient dans le public contre les ombres animées quand je remarquai un truc encore plus inhabituel :Â
Un type restait planté là , sans bouger, les yeux dans le vague. Je l'ai regardé, et il a disparu pour réapparaître un peu plus loin.
Mon coeur s'est mis à battre encore plus fort.Â
- Hé, monsieur !
J'ai entendu une petite voix, mais pas une petite voix d'enfant qui a perdu sa mère au supermarché.Â
- Ca commence.Â
Un gamin Noir me regardait avec des yeux brillants. Il m'a montré le type qui disparaissait avant de réapparaître un peu plus loin à la Méliès.
- Lui ?
Le môme a hoché la tête.
Mon coeur me faisait mal tant il battait si fort.
J'ai serré les sangles de mon sac et je me suis approché du mec bizarre. Qui est ce type ? Je me suis approché de lui et j'ai essayé de le reconnaître avant qu'il disparaisse. Il était assez grand et carré, avec un visage doux au regard bleu et vide, encadré par de longs cheveux bruns et un bouc assez court. Il portait un long T-shirt "Kill 'Em All" et un grand pantalon large. Il réapparut subitement en contrebas de la scène, revenant sur ses "pas". Il la fixait comme s'il y avait quelque chose de particulier a cet endroit-là .
J'ai suivi son regard : il y avait Solenne, la guitariste solo, Dan le bassiste, Pierrot le chanteur/guitariste et...
Le batteur ! C'était Sébastien que je suivais depuis tout à l'heure ? C'est fou, je l'avais même pas reconnu... Tout était d'un coup devenu beaucoup trop étrange pour moi et mon esprit cartésien.
- Sébastien ? Hé, Sébastien ! Tu m'entends ?
Il ne réagissait même pas. Comme s'il était ailleurs, complètement absorbé par la scène qu'il fixait tout en se déplaçant.
Il a disparu une dernière fois. Il est allé sous la scène ?Â
- Hé, Dannie !! Sébastien s'est barré !
Il m'entend pas, le bougre...
- HE ! DAN, MERDE ! SEBASTIEN A DISPARU !
Mon coeur me faisait mal à battre si fort, je flitrais avec le coma malgré moi.
- Bordel de merde... ai-je balancé entre mes dents.Â
Si Sébastien est sous la scène, il doit bien sortir à un moment quelque part...
J'ai couru nerveusement dans la fosse. Y'a pas 36000 sorties, à la fin... J'ai pris machinalement mon portable pour regarder l'heure. Ma main a rencontré un bout de papier. C'était écrit :
Les Impertinents Du Spectacle présentent L'ENVERS DU DECOR.
J'ai eu l'impression étrange de comprendre un truc et me suis précipité vers l'arrière-scène, alors que tout le monde se battait autour de moi. Je serrais mon sac contre moi en espérant que la caméra n'ait rien. Dans le tumulte créé par les ombres, ça devenait une sorte de mission sacrée.
J'ai descendu les marches à la volée et ouvert la porte qui donnait sur la cuisine d'un grand coup de pied désespéré.
Elle était vide.
Le bruit de la baston s'est fait plus discret à mesure que je marchais dans la cuisine. J'avais étrangement moins mal à la tête. Je me suis dirigé vers les loges, mais à peine avais-je eu le temps d'atteindre la porte que j'ai remarqué un truc bizarre.
La porte des toilettes était explosée contre le mur pour une raison qui m'échappait totalement, et juste à côté, il y avait une porte rouge que j'avais jamais vue. Un nain avec une veste, un pantalon et un chapeau rouges me regardait en souriant largement, les yeux brillants.
- That's the way in, my friend !!
Il parlait en roulant les "r", comme un italien. J'avais vraiment et inexplicablement peur. Plus de ce qui m'arrivait que du nain en rouge, en fait.Â
- Est-ce que j'ai vraiment le choix ?Â
- On a toujours le choix, my friend !
Il m'a fait un clin d'oeil.
- Pourquoi vous me dites ça ? Et il est où, Sébastien ? Vous auriez pas vu quelqu'un passer ?Â
- Occupe-toi de ton destin. Tu t'occuperas de celui des autres en temps utile, "Kepa".
Il me parlait toujours avec un large sourire. Là , j'avais franchement peur.
- On y est.
Il m'a désigné une porte.
- Regarde. C'est par là que tout commence.
Ca ne sert à rien de réfléchir, me glisse une voix dans ma tête. Mais peut-être qu'en poussant cette porte, je retrouverai Sébastien et qu'il m'expliquera ce qui s'est passé, que ce n'est qu'une mauvaise blague, et que tout redeviendra comme avant une fois que je l'aurai franchie. Peut-être aussi que j'aurai le moyen d'expliquer ce qui s'est passé ce soir-là .
- Allez ! Ne reste pas planté là ! m'a dit le nain d'une voix douce et enjouée.Â
Je dois avouer qu'aussi bizarre que ce nain me paraisse, il n'avait pas l'air méchant. Je me suis cru dans un film de David Lynch. Ou une série. Ca, par contre, ça m'a fait frissonner très fort.
J'ai écouté son conseil et j'ai ouvert la porte. Il m'a fait un signe de la main et quand j'ai fermé la porte, je me suis retrouvé dans un drôle de bar.
Vendredi 12 février 2016 à 3:21
Où le titre du chapitre est aussi la huitième chanson d'un groupe bordelais, où on rencontre du jeu de mots, de l'humour en barres (si si, cherchez bien), un nouveau perso fan de Dr Pepper et surtout des clins d'oeil. Oui mademoiselle. Du vrai clin d'oeil, du pur du beau, du bien fait. Et où c'est normal si vous retrouvez des gens que vous connaissez dedans.
_____________________________________________________________________
J'ai eu une sensation de déjà -vu en arrivant dans le bar. Les mêmes sons, les mêms images, les mêmes sentiments. La même ambiance psychosante et enfumée. Un joyeux bordel jouissif en puissance auquel je ne comprenais rien.
Je me sentais en terrain connu, comme dans un rêve. Mes émotions ne correspondaient pas vraiment à mes pensées, ce qui ne faisait que contribuer à renforcer cette impression d'étrange étrangeté. Ce bar aurait pu totalement se caler avec ma conception de la réalité s'il n'y avait pas cet indicible qui me prenait aux tripes.
J'ai d'ailleurs été à peine impressionné quand je me suis rendu compte que les gens qui peuplaient cet endroit n'avaient pas grand-chose d'humain : Un type avec des tentacules buvait une bière en discutant avec un barman en feu; un mec avec un oeil en plein milieu du front était en train de parler avec une magnifique femme sans bouche et avec des ailes dans le dos. Il y avait même un dragon qui dormait tranquillement dans une niche au fond du bar. Une autre femme aux cornes éclatantes discutait à bâtons rompus et très fort avec un autre démon de sujets qui me dépassaient de très loin.
Un mec bizarre et torse nu, au corps strié de rouge et de noir, commanda un Dr Pepper. Il bousula légèrement un homme à la tête de chat en costume beige en s'excusant alors qu'une barmaid au regard brillant lui avançait sa conso en s'allongeant de tout son long sur le bar, offrant une jolie vue sur son décolleté, me rappellant que je mourais de chaud. Le barman en feu y était sans doute pour quelque chose.
Qu'est-ce que c'est que ce bordel... Où est-ce que je suis tombé ? D'abord un mec qui se téléporte, ou je sais pas quoi, ensuite un nain en rouge avec l'accent italien...
- Iiiil faaaaaut qu'ooooon parle.
Un nain habillé en cosaque. Avec l'accent russe qui va avec.
- Jéeu dois vouss aideer, monsieur. Perrmetez-moi de voous expliquer ceee qui se passe ici. En faaait, ici, vous êeteuus...
Plus ça allait, plus il parlait lentement. Le type au Dr Pepper s'en est mêlé.
- Merci, Rumple, ce sera tout. Je prends le relais. "Il travaille trop, fais pas attention. Les démons mineurs sont très carriéristes, de nous jours", ajouta-t-il à mon égard.
Sans attendre de réponse, le drôle de type a pris la parole.Â
Il s'est avancé et a plongé ses deux mains dans les poches en se penchant vers moi pour me fixer en se courbant un peu, comme s'il me jaugeait. Je me sentais vraiment mal à l'aise, d'autant plus qu'il n'avait pas grand-chose d'humain.
- Je m'appelle Soda et je suis un démon. Toi c'est Kepa, pas vrai ?
Mes yeux ont dû sortir de mes orbites parce qu'il m'a fallu un temps fou pour rassembler mes esprits et lui confirmer mon identité.
- Bienvenue dans l'Entremonde, Kepa. Sous ses dehors de bar associatif ouvert à tous, c'est en fait la plaque tournante qui relie l'ensemble de réalités entre elles. Dans le monde d'où tu viens, il s'appelle Le Dernier Bar Avant La Fin Du Monde, ce qui est plutôt à crever de rire, quand on y pense.
Là , mes globes oculaires devaient rouler sur le parquet à la recherche d'un endroit où prendre la fuite au plus vite.
- Je t'offre une bière ?
- Quinze.
- Autant qu'il le faudra pour remettre en cause ta conception de la réalité.
Mon sourcil droit avait à peine eu le temps de se froncer pour mettre en perspective le gauche qui était resté levé que Soda lançait déjà au barman :
- Hey, Tonton ! 24 pintes pour la table au fond du corner !
- Seize pour l'humain et huit pour toi ?Â
- Tu me connais mieux que moi-même !
- Je lui verse de l'argent ?
- Non, il est avec moi.
- Je vous laisse vous installer, je vous amène ça tout de suite.
- T'es le meilleur.
Mon estomac est actuellement un bloc de béton et ma colonne vertébrale s'apprête à tomber par terre. De l'argent ? Liquide ?
Soda finit son verre cul sec et le fracassa dans un mur, suivant le mouvement de son bras pour se caler sur une chaise de la manière la plus fluide et stylée qu'on puisse imaginer. Les morceaux de verre se rassemblèrent devant lui, comme s'il avait simplement posé son verre sur la table avant de s'y asseoir. En termes de surréalisme, ça se posait là .
- La réalité, c'est compliqué, lâcha-t-il devant mon regard halluciné.
- Je croûle sous les questions.
Vingt-quatre pintes de bière apparurent sur notre table.
- Ok ! Envoie. J'suis chaud, là .
- Qu'est-ce que c'est que ça ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Pourquoi ? Qu'est-ce que je fous là ?
- L'Entremonde, je te l'ai déjà dit. La fin du monde, parce que c'est comme ça, et parce que j'ai été choisi pour m'occuper de votre groupe.
- Ok d'accord j'ai compris.
J'ai descendu la première pinte cul sec et je l'ai laissé poursuivre, certain que c'était pour lui une prouesse personnelle d'avoir gardé sa verve sous surveillance le temps que je lui pose mes questions.
- Nous sommes ici dans le noeud de la réalité, et c'est une structure instanciée, qui existe en une quasi-infinité d'exemplaires. C'est pour ça que dans le monde d'où tu viens, c'est le Dernier Bar que j'ai évoqué tout à l'heure. La réalité n'est pas une structure stable, en fait elle est toujours en mouvement, comme le temps, parce que le temps, c'est de la matière. Du coup, le seul moyen de stabiliser la réalité, c'est de lui appliquer des règles qui synergisent avec les siennes. Tu me suis ?
- Non. Et je me referai pas un deuxième cul sec pour ça, même s'il le faudrait.
- Je peux comprendre. Bon. Partons de ce que tu as vécu. La fin du monde a eu lieu, et tous les groupes d'âmes ont été répartis dans leurs strates propres et j'suis déjà en train de te perdre, pas vrai ?
- A fond.
- Raaah. Tu me déçois, venant d'un philosophe en puissance, je m'attendais à plus de capacité de compréhension. BON. On s'incarne par groupes d'âmes, ok ?
- Ok...
- Chaque être a son propre groupe d'âmes, tout en appartenant à d'autres en fonction des membres du sien. Par exemple, ton meilleur ami et toi êtes liés. Tu es dans son groupe, et lui dans le tien. Là , t'as compris ?
- Oui, merci, je suis pas débile.
- Je commence sérieusement à me poser la question.Â
- Espèce d'enfoiré.
Il éclata de rire et poussa une deuxième pinte vers moi.
- C'est normal. Reste tranquille.
- Quand nous avons déclenché la fin du monde - oui, c'est nous, oui - nous avons rattaché votre réalité à la nôtre pour pouvoir la détruire. C'est ce que nous permet le système de strates, et du fait que cet endroit est instancié, c'est logique que vous finissiez tous par y mettre les pieds à un moment ou un autre. Il existe une version de ce bar par groupe d'âmes, et chacun de ces groupes sera guidé par un des nôtres. Celui qui a été assigné à votre groupe, c'est Bibi.
- Tu t'appelles pas Soda ?
- Continue de boire.
Je commençais sacrément à flipper, comme si j'étais en train de me rendre compte que j'avais foutu les pieds en un lieu de perdition dans lequel j'étais en train de prendre racine malgré moi.
- On va parler de réalités alternatives, maintenant. Continue de boire.
J'avais envie de lui foutre un coup de boule de type violent.
- Regarde l'escalier. Il mène à de nombreuses portes, et on dirait pas comme ça, mais leur nombre est infini. Funky, hein ?
- Groovy.
- Au moins t'es un vrai cinéphile, ça sauve le truc.
- J'aime aussi la philo, la musique, et la couture alternative.
- Je crois que tu essayais de dire culture.
- Non.
- La compression temporelle a eu lieu, plaqua-t-il très sérieusement, altérant complètement l'ambiance d'un seul coup.Â
Là , il avait vraiment réussi à me passionner. Je l'ai laissé poursuivre.
- Le temps, c'est de la matière, je te l'ai déjà dit. Qui dit fin du monde, dit fin du temps. Alors nous avons lancé la compression temporelle.
- Quoi ?
- Ce qui a aussi comprimé l'espace de votre dimension, c'est-à -dire l'ensemble de réalités qu'elle contient. Celle que tu connais, comme ses alternatives.
- Okay, j'vais la boire, cette bière.
- Bon garçon.
Il me laissa descendre ma deuxième pinte. Je commençais à sentir l'alcool monter en flèche.
- La réalité, c'est pas un jouet.
Je sais pas s'il allait dire un truc, mais mon esprit a été le plus rapide.
- Et les alternatives, alors ?
- Tu ne viens pas d'une seule réalité, quoi que tu en croies, mais d'un ensemble de réalités, formé à la fois du monde que tu connais, mais aussi de toutes les réalités alternatives nées des choix qui ont été faits ou non, et dont vous n'avez pas conscience en tant qu'êtres humains.
- Comme un entonnoir, dont ce qu'on connaîtrait serait la base, et le potentiel, le reste du cône, et donc ces fameuses réalités alternatives ?
- Tu aurais pu aussi parler d'une pyramide inversée, mais la bière te rend intelligent, mon jeune ami. C'est exactement ça. C'est aussi la raison pour laquelle la fin du monde est quelque chose de grave, et qui doit être considéré sérieusement. Tu vis un truc épique, actuellement, même si t'es trop paumé pour t'en rendre compte.
A cet instant, une douce mélodie inconnue commença à résonner dans le bar, ou directement dans mes oreilles, mon esprit, je n'en avais aucune idée. Ma peur décrut inexplicablement.
- La réalité fonctionne sous forme de strates enchâssées les unes dans les autres - voire entre les autres, pour les alternatives mineures. Mais quand on a mis fin à la tienne, le réel que tu as toujours connu, on a pas pour autant détruit les réalités alternatives qui y étaient liées. C'est la beauté de la compression temporelle : mettre fin à une dimension sans rien détruire. J'sais pas si tu comprends pourquoi, ni même si tu y arriveras un jour, mais là n'est pas la question. Leur origine est la même. On y accède par l'Entremonde, où tu trouves actuellement, si t'es déjà trop bourré pour faire le lien.
- J'avais compris, merci.
- Fais-en un T-shirt.
- Va te faire foutre.
- Ca fera le verso. Le but de ces réalités est simple : permettre l'évolution, par l'exploration. Tu comprendras ce que je veux dire par là à la minute où tu y entreras pour la première fois.
- Et si je refuse ?
- Toi, un philosophe, visiter des univers parallèles, ça t'intéresse pas ?
- Rien à battre, laconicai-je en m'attaquant à ma troisième pinte.
- Tu déconnes ?
- Non.
- Dommage.Â
- Quoi ?
- C'est pas comme si c'était tout ce qui te restait. Soit t'explores les strates avec moi, sois tu restes ici à descendre des bières, ce qui est un choix de vie en soi, mais c'est pas ça qui te fera avancer, parce que c'est pas parce que tout le monde passe par là à un moment où un autres que tes amis viendront dans la même réalité que celle dans laquelle nous nous trouvons actuellement.
- Espèce de salaud, tu m'as piégé !
J'ai frappé du poing sur la table et toutes les bières sautèrent à l'unisson.
- Non. Je te guide, c'est tout. Je n'ai aucun regard sur les strates dans lesquelles seront envoyées tes âmes soeurs. C'est à toi que je suis lié avant d'être lié à eux. Vois-moi comme ton mentor avant que je recommence à t'insulter.
- Donc ils peuvent faire leur chemin "post-fin-du-monde" sans jamais me recroiser si je t'écoute pas ?
- Carrément. C'est ce qu'on appelle un test de force, ou un test de valeur. C'est une des bases du parcours initiatique.Â
- T'es en train de me dire que je suis un héros de conte antique et que tu es mon mentor ?
- Mais carrément.Â
- Et le but ultime de tout ça, qu'est-ce que c'est ?
Il garda le silence. Je descendis une quatrième bière pour le pousser à continuer.
- Je ne sais pas. Je pense que c'est à nous de le trouver, tous ensemble.
Ce fut à cet instant que je fus intégralement convaincu que j'étais dans un autre univers. Même dans notre sacro-sainte Suède Française, personne n'aurait jamais accepté son ignorance face à un problème qui impactait le monde entier.
- Ok. Je te crois, soupirai-je. Je t'écoute. Et me dis pas que c'est tout ce que t'as à me dire, où je te pète la gueule.
- Alors déjà , j'ai des pouvoirs qui dépassent ton entendement, et si on avait pas d'éthique ici et qu'on était des bêtes, je t'aurais déjà taillé en pièces avant que tu aies eu le temps de dire quoi que ce soit. Je suis un démon bordel, à un moment, respecte-moi. Ta race a quand même développé des centaines de mythes terrifiants sur la mienne. Je peux pas te dire tout ce que je sais, parce qu'il est des choses qu'on a besoin d'expérimenter par soi-même avant de se référer à des figures d'autorité.Â
- Je sais. Et là t'essaies de me dire que les strates de réalités alternatives sont en fait des moyens d'évoluer par soi-même et que votre politique de la fin du monde vise exactement à ça ?
- T'as tout compris, finalement. T'es pas si con, finalement. T'étais juste choqué, en fait.
- T'as déjà vécu la fin de ton univers, connard ?
- Pas univers, réalité, débile. Les strates sont une manière d'évoluer en tant qu'être, et c'est justement ça qu'on vous demande maintenant que la réalité a cessé d'exister. Mais tu peux tout aussi bien décider de rester ici sans rien faire, et de laisser son destin se déployer sans toi.
- Où sont les autres ?
- J'en sais rien. Il faut que tu les retrouves, car tel est l'ordre des choses.Â
- Je croyais que j'étais libre de faire ce que je voulais ?
- Oui. A quel moment j'ai dit que tous les choix étaient constructifs ?
- Et comment je suis censé ne pas me sentir manipulé ?
Il y eut un silence au cours duquel mon estomac se liquéfia. Ace Of Spades de Motörhead se mit à résonner dans le bar et je m'en sentis étrangement revigoré.
- Ca, c'est à toi de le déterminer. Et je te préviens, la suite va pas être forcément facile. Tu vas avoir besoin d'un guide.Â
Je sais pas qui est ce type, mais il a l'air de connaître ces différents mondes mieux que moi... Et là , je me retrouve de toute évidence à court d'options. La voix du nain me revint en mémoire. "On a toujours le choix, my friend !"
- Au premier truc louche, j'me casse.
Au lieu de me demander où en me traitant à nouveau de consanguin, Soda s'est levé en silence pour se diriger vers l'escalier. Une pancarte en or annonçait "Heaven" à l'étage. Il a ouvert une porte, qui portait le chiffre 4.
- Après toi, mon pote.Â
Je m'y suis engouffré, espérant naïvement sortir de ce non-sens indemne.
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J'ai eu une sensation de déjà -vu en arrivant dans le bar. Les mêmes sons, les mêms images, les mêmes sentiments. La même ambiance psychosante et enfumée. Un joyeux bordel jouissif en puissance auquel je ne comprenais rien.
Je me sentais en terrain connu, comme dans un rêve. Mes émotions ne correspondaient pas vraiment à mes pensées, ce qui ne faisait que contribuer à renforcer cette impression d'étrange étrangeté. Ce bar aurait pu totalement se caler avec ma conception de la réalité s'il n'y avait pas cet indicible qui me prenait aux tripes.
J'ai d'ailleurs été à peine impressionné quand je me suis rendu compte que les gens qui peuplaient cet endroit n'avaient pas grand-chose d'humain : Un type avec des tentacules buvait une bière en discutant avec un barman en feu; un mec avec un oeil en plein milieu du front était en train de parler avec une magnifique femme sans bouche et avec des ailes dans le dos. Il y avait même un dragon qui dormait tranquillement dans une niche au fond du bar. Une autre femme aux cornes éclatantes discutait à bâtons rompus et très fort avec un autre démon de sujets qui me dépassaient de très loin.
Un mec bizarre et torse nu, au corps strié de rouge et de noir, commanda un Dr Pepper. Il bousula légèrement un homme à la tête de chat en costume beige en s'excusant alors qu'une barmaid au regard brillant lui avançait sa conso en s'allongeant de tout son long sur le bar, offrant une jolie vue sur son décolleté, me rappellant que je mourais de chaud. Le barman en feu y était sans doute pour quelque chose.
Qu'est-ce que c'est que ce bordel... Où est-ce que je suis tombé ? D'abord un mec qui se téléporte, ou je sais pas quoi, ensuite un nain en rouge avec l'accent italien...
- Iiiil faaaaaut qu'ooooon parle.
Un nain habillé en cosaque. Avec l'accent russe qui va avec.
- Jéeu dois vouss aideer, monsieur. Perrmetez-moi de voous expliquer ceee qui se passe ici. En faaait, ici, vous êeteuus...
Plus ça allait, plus il parlait lentement. Le type au Dr Pepper s'en est mêlé.
- Merci, Rumple, ce sera tout. Je prends le relais. "Il travaille trop, fais pas attention. Les démons mineurs sont très carriéristes, de nous jours", ajouta-t-il à mon égard.
Sans attendre de réponse, le drôle de type a pris la parole.Â
Il s'est avancé et a plongé ses deux mains dans les poches en se penchant vers moi pour me fixer en se courbant un peu, comme s'il me jaugeait. Je me sentais vraiment mal à l'aise, d'autant plus qu'il n'avait pas grand-chose d'humain.
- Je m'appelle Soda et je suis un démon. Toi c'est Kepa, pas vrai ?
Mes yeux ont dû sortir de mes orbites parce qu'il m'a fallu un temps fou pour rassembler mes esprits et lui confirmer mon identité.
- Bienvenue dans l'Entremonde, Kepa. Sous ses dehors de bar associatif ouvert à tous, c'est en fait la plaque tournante qui relie l'ensemble de réalités entre elles. Dans le monde d'où tu viens, il s'appelle Le Dernier Bar Avant La Fin Du Monde, ce qui est plutôt à crever de rire, quand on y pense.
Là , mes globes oculaires devaient rouler sur le parquet à la recherche d'un endroit où prendre la fuite au plus vite.
- Je t'offre une bière ?
- Quinze.
- Autant qu'il le faudra pour remettre en cause ta conception de la réalité.
Mon sourcil droit avait à peine eu le temps de se froncer pour mettre en perspective le gauche qui était resté levé que Soda lançait déjà au barman :
- Hey, Tonton ! 24 pintes pour la table au fond du corner !
- Seize pour l'humain et huit pour toi ?Â
- Tu me connais mieux que moi-même !
- Je lui verse de l'argent ?
- Non, il est avec moi.
- Je vous laisse vous installer, je vous amène ça tout de suite.
- T'es le meilleur.
Mon estomac est actuellement un bloc de béton et ma colonne vertébrale s'apprête à tomber par terre. De l'argent ? Liquide ?
Soda finit son verre cul sec et le fracassa dans un mur, suivant le mouvement de son bras pour se caler sur une chaise de la manière la plus fluide et stylée qu'on puisse imaginer. Les morceaux de verre se rassemblèrent devant lui, comme s'il avait simplement posé son verre sur la table avant de s'y asseoir. En termes de surréalisme, ça se posait là .
- La réalité, c'est compliqué, lâcha-t-il devant mon regard halluciné.
- Je croûle sous les questions.
Vingt-quatre pintes de bière apparurent sur notre table.
- Ok ! Envoie. J'suis chaud, là .
- Qu'est-ce que c'est que ça ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Pourquoi ? Qu'est-ce que je fous là ?
- L'Entremonde, je te l'ai déjà dit. La fin du monde, parce que c'est comme ça, et parce que j'ai été choisi pour m'occuper de votre groupe.
- Ok d'accord j'ai compris.
J'ai descendu la première pinte cul sec et je l'ai laissé poursuivre, certain que c'était pour lui une prouesse personnelle d'avoir gardé sa verve sous surveillance le temps que je lui pose mes questions.
- Nous sommes ici dans le noeud de la réalité, et c'est une structure instanciée, qui existe en une quasi-infinité d'exemplaires. C'est pour ça que dans le monde d'où tu viens, c'est le Dernier Bar que j'ai évoqué tout à l'heure. La réalité n'est pas une structure stable, en fait elle est toujours en mouvement, comme le temps, parce que le temps, c'est de la matière. Du coup, le seul moyen de stabiliser la réalité, c'est de lui appliquer des règles qui synergisent avec les siennes. Tu me suis ?
- Non. Et je me referai pas un deuxième cul sec pour ça, même s'il le faudrait.
- Je peux comprendre. Bon. Partons de ce que tu as vécu. La fin du monde a eu lieu, et tous les groupes d'âmes ont été répartis dans leurs strates propres et j'suis déjà en train de te perdre, pas vrai ?
- A fond.
- Raaah. Tu me déçois, venant d'un philosophe en puissance, je m'attendais à plus de capacité de compréhension. BON. On s'incarne par groupes d'âmes, ok ?
- Ok...
- Chaque être a son propre groupe d'âmes, tout en appartenant à d'autres en fonction des membres du sien. Par exemple, ton meilleur ami et toi êtes liés. Tu es dans son groupe, et lui dans le tien. Là , t'as compris ?
- Oui, merci, je suis pas débile.
- Je commence sérieusement à me poser la question.Â
- Espèce d'enfoiré.
Il éclata de rire et poussa une deuxième pinte vers moi.
- C'est normal. Reste tranquille.
- Quand nous avons déclenché la fin du monde - oui, c'est nous, oui - nous avons rattaché votre réalité à la nôtre pour pouvoir la détruire. C'est ce que nous permet le système de strates, et du fait que cet endroit est instancié, c'est logique que vous finissiez tous par y mettre les pieds à un moment ou un autre. Il existe une version de ce bar par groupe d'âmes, et chacun de ces groupes sera guidé par un des nôtres. Celui qui a été assigné à votre groupe, c'est Bibi.
- Tu t'appelles pas Soda ?
- Continue de boire.
Je commençais sacrément à flipper, comme si j'étais en train de me rendre compte que j'avais foutu les pieds en un lieu de perdition dans lequel j'étais en train de prendre racine malgré moi.
- On va parler de réalités alternatives, maintenant. Continue de boire.
J'avais envie de lui foutre un coup de boule de type violent.
- Regarde l'escalier. Il mène à de nombreuses portes, et on dirait pas comme ça, mais leur nombre est infini. Funky, hein ?
- Groovy.
- Au moins t'es un vrai cinéphile, ça sauve le truc.
- J'aime aussi la philo, la musique, et la couture alternative.
- Je crois que tu essayais de dire culture.
- Non.
- La compression temporelle a eu lieu, plaqua-t-il très sérieusement, altérant complètement l'ambiance d'un seul coup.Â
Là , il avait vraiment réussi à me passionner. Je l'ai laissé poursuivre.
- Le temps, c'est de la matière, je te l'ai déjà dit. Qui dit fin du monde, dit fin du temps. Alors nous avons lancé la compression temporelle.
- Quoi ?
- Ce qui a aussi comprimé l'espace de votre dimension, c'est-à -dire l'ensemble de réalités qu'elle contient. Celle que tu connais, comme ses alternatives.
- Okay, j'vais la boire, cette bière.
- Bon garçon.
Il me laissa descendre ma deuxième pinte. Je commençais à sentir l'alcool monter en flèche.
- La réalité, c'est pas un jouet.
Je sais pas s'il allait dire un truc, mais mon esprit a été le plus rapide.
- Et les alternatives, alors ?
- Tu ne viens pas d'une seule réalité, quoi que tu en croies, mais d'un ensemble de réalités, formé à la fois du monde que tu connais, mais aussi de toutes les réalités alternatives nées des choix qui ont été faits ou non, et dont vous n'avez pas conscience en tant qu'êtres humains.
- Comme un entonnoir, dont ce qu'on connaîtrait serait la base, et le potentiel, le reste du cône, et donc ces fameuses réalités alternatives ?
- Tu aurais pu aussi parler d'une pyramide inversée, mais la bière te rend intelligent, mon jeune ami. C'est exactement ça. C'est aussi la raison pour laquelle la fin du monde est quelque chose de grave, et qui doit être considéré sérieusement. Tu vis un truc épique, actuellement, même si t'es trop paumé pour t'en rendre compte.
A cet instant, une douce mélodie inconnue commença à résonner dans le bar, ou directement dans mes oreilles, mon esprit, je n'en avais aucune idée. Ma peur décrut inexplicablement.
- La réalité fonctionne sous forme de strates enchâssées les unes dans les autres - voire entre les autres, pour les alternatives mineures. Mais quand on a mis fin à la tienne, le réel que tu as toujours connu, on a pas pour autant détruit les réalités alternatives qui y étaient liées. C'est la beauté de la compression temporelle : mettre fin à une dimension sans rien détruire. J'sais pas si tu comprends pourquoi, ni même si tu y arriveras un jour, mais là n'est pas la question. Leur origine est la même. On y accède par l'Entremonde, où tu trouves actuellement, si t'es déjà trop bourré pour faire le lien.
- J'avais compris, merci.
- Fais-en un T-shirt.
- Va te faire foutre.
- Ca fera le verso. Le but de ces réalités est simple : permettre l'évolution, par l'exploration. Tu comprendras ce que je veux dire par là à la minute où tu y entreras pour la première fois.
- Et si je refuse ?
- Toi, un philosophe, visiter des univers parallèles, ça t'intéresse pas ?
- Rien à battre, laconicai-je en m'attaquant à ma troisième pinte.
- Tu déconnes ?
- Non.
- Dommage.Â
- Quoi ?
- C'est pas comme si c'était tout ce qui te restait. Soit t'explores les strates avec moi, sois tu restes ici à descendre des bières, ce qui est un choix de vie en soi, mais c'est pas ça qui te fera avancer, parce que c'est pas parce que tout le monde passe par là à un moment où un autres que tes amis viendront dans la même réalité que celle dans laquelle nous nous trouvons actuellement.
- Espèce de salaud, tu m'as piégé !
J'ai frappé du poing sur la table et toutes les bières sautèrent à l'unisson.
- Non. Je te guide, c'est tout. Je n'ai aucun regard sur les strates dans lesquelles seront envoyées tes âmes soeurs. C'est à toi que je suis lié avant d'être lié à eux. Vois-moi comme ton mentor avant que je recommence à t'insulter.
- Donc ils peuvent faire leur chemin "post-fin-du-monde" sans jamais me recroiser si je t'écoute pas ?
- Carrément. C'est ce qu'on appelle un test de force, ou un test de valeur. C'est une des bases du parcours initiatique.Â
- T'es en train de me dire que je suis un héros de conte antique et que tu es mon mentor ?
- Mais carrément.Â
- Et le but ultime de tout ça, qu'est-ce que c'est ?
Il garda le silence. Je descendis une quatrième bière pour le pousser à continuer.
- Je ne sais pas. Je pense que c'est à nous de le trouver, tous ensemble.
Ce fut à cet instant que je fus intégralement convaincu que j'étais dans un autre univers. Même dans notre sacro-sainte Suède Française, personne n'aurait jamais accepté son ignorance face à un problème qui impactait le monde entier.
- Ok. Je te crois, soupirai-je. Je t'écoute. Et me dis pas que c'est tout ce que t'as à me dire, où je te pète la gueule.
- Alors déjà , j'ai des pouvoirs qui dépassent ton entendement, et si on avait pas d'éthique ici et qu'on était des bêtes, je t'aurais déjà taillé en pièces avant que tu aies eu le temps de dire quoi que ce soit. Je suis un démon bordel, à un moment, respecte-moi. Ta race a quand même développé des centaines de mythes terrifiants sur la mienne. Je peux pas te dire tout ce que je sais, parce qu'il est des choses qu'on a besoin d'expérimenter par soi-même avant de se référer à des figures d'autorité.Â
- Je sais. Et là t'essaies de me dire que les strates de réalités alternatives sont en fait des moyens d'évoluer par soi-même et que votre politique de la fin du monde vise exactement à ça ?
- T'as tout compris, finalement. T'es pas si con, finalement. T'étais juste choqué, en fait.
- T'as déjà vécu la fin de ton univers, connard ?
- Pas univers, réalité, débile. Les strates sont une manière d'évoluer en tant qu'être, et c'est justement ça qu'on vous demande maintenant que la réalité a cessé d'exister. Mais tu peux tout aussi bien décider de rester ici sans rien faire, et de laisser son destin se déployer sans toi.
- Où sont les autres ?
- J'en sais rien. Il faut que tu les retrouves, car tel est l'ordre des choses.Â
- Je croyais que j'étais libre de faire ce que je voulais ?
- Oui. A quel moment j'ai dit que tous les choix étaient constructifs ?
- Et comment je suis censé ne pas me sentir manipulé ?
Il y eut un silence au cours duquel mon estomac se liquéfia. Ace Of Spades de Motörhead se mit à résonner dans le bar et je m'en sentis étrangement revigoré.
- Ca, c'est à toi de le déterminer. Et je te préviens, la suite va pas être forcément facile. Tu vas avoir besoin d'un guide.Â
Je sais pas qui est ce type, mais il a l'air de connaître ces différents mondes mieux que moi... Et là , je me retrouve de toute évidence à court d'options. La voix du nain me revint en mémoire. "On a toujours le choix, my friend !"
- Au premier truc louche, j'me casse.
Au lieu de me demander où en me traitant à nouveau de consanguin, Soda s'est levé en silence pour se diriger vers l'escalier. Une pancarte en or annonçait "Heaven" à l'étage. Il a ouvert une porte, qui portait le chiffre 4.
- Après toi, mon pote.Â
Je m'y suis engouffré, espérant naïvement sortir de ce non-sens indemne.
Dimanche 14 février 2016 à 5:15
Soda a refermé la porte derrière lui. Il y eut une seconde de battement, puis tout se mélangea dans tous les sens. Les lignes droites devirent des courbes formant des rondeurs dansantes. Tout autour de moi se délitait, se déformait, ne ressemblait plus à rien. Tout ce qui m'entourait sautait dans tous les sens, comme si la réalité saturait.Â
Je me suis retrouvé dans un endroit que je connaissais très bien : mon ancienne prépa. On était à Camille Jullian, en plein Bordeaux, là où j'avais fini mes études de lettres. Dans le monde réel, quoi. Sauf que j'étais accompagné par une espèce de démon torse nu et que je n'étais pas venu ici depuis plusieurs années, ce qui donnait lieu à une ambiance aussi nostalgique que fantômatique.
- Raaaaah, j'me les caille, bordel !!
- T'es sensible au froid, toi ?
- Ma nature ne m'immunise pas à la température extérieure. Il me faut des fringues. On est où, là , temporellement ? Au dernier hiver avant la fin du monde ?
Je gardai le silence. Cet endroit commençait à m'emplir de mélancolie.
- Bon, d'accord, c'est un sujet sensible. Je vais me trouver des fringues, bouge pas.
A ces mots, le démon strié de rouge et noir plongea à -travers une porte menant vers une salle de classe vide.
L'étage était désert et Soda n'était pas très bruyant, mais je m'imaginais mal expliquer sa présence si un pion passait par là .
- On pourra en acheter plus tard, y'a des magasins dehors.
- En acheter ? Après la fin du monde ? Tu te fous de ma gueule ?
- On est pas censés être dans une réalité alternative ?
- Et qu'est-ce qui te dit qu'on est dans un passé ?
Ses mots me claquèrent à la gueule. J'avoue que je n'avais pas une idée très précise de ce à quoi ressemblait une réalité alternative dont son origine avait été détruite, et que je n'avais jamais pensé qu'il puisse exister plusieurs passés simultanément.
Â
Je le regardais s'affairer dans les classes, balançant par-dessus son épaule des fournitures scolaires dans tous les sens.
Est-ce que les autres sont ici ? Qu'est-ce qui leur est arrivé, si le monde a disparu ? Et concernant celui-là , qu'en est-il ? Qu'est-il ? Est-il seulement réel ?
Soda coupa court à mes autoquestions en se plantant devant moi d'un air triomphant.
- Haha ! J'ai pas trouvé mieux !
- On appelle ça un chemisier. Et c'est les filles qui en portent, ici.
- Je me disais bien que ça sentait trop bon... Mais rien à foutre, j'ai l'air trop stylé avec, alors J'LA GARDE !!
Soda démontait la gueule de la question du genre, mais j'ai entendu un bruit qui m'a forcé à nous ramener à la réalité. Des pas dans le couloir. Probablement des emmerdes.
- Cache-toi ! Ferme la porte et bouge pas !
- Hein ?
J'ai poussé Soda dans la salle de classe et j'ai claqué la porte le plus vite possible.
Les pas se rapprochaient. Ca craint...
Je ne vais pas dire que je suis un élève modèle, mais en général, je ne fous pas le bordel au lycée. Et vu que c'est une prépa, ergo l'endroit que j'ai choisi pour formater mon cursus... je risque de prendre cher. Dan et Solenne sauraient quoi faire dans des situations comme celle-là , mais moi, j'ai pas l'habitude d'y faire face. J'suis un type sérieux, merde.
Attends mais c'est n'importe quoi, ce que je dis. J'arrive vraiment pas à me faire à l'idée de la fin du monde, je raisonne encore comme si j'étais dans le réel.Â
Reprenons. On est logiquement dans une réalité alternative, mais elle peut être autant située dans le passé que dans le présent ou même le futur. Alors il y a peut-être des gens ici ? Peut-être les autres, ces fameuses âmes soeurs dont Soda parlait tout à l'heure au bar. Peut-être notre réalité à nous existe-t-elle toujours et qu'elle n'est simplement devenue qu'une réalité alternative de plus ? Peut-être qu'il y a au moins une putain de proba sur quinze milliards que mon raisonnement tienne la route ?
Non ?
Soda a claqué la porte distraitement et a fait un bordel pas possible.
- Courant d'air.
Il n'y en avait plus. La peur collée à mon ventre l'empêchait d'atteindre mes poumons.Â
Ce qui me fait face n'est ni un pion, ni un truc qui a quoi que ce soit à foutre dans une école, mais c'est sûr qu'il exhale des emmerdes à un kilomètre.
Marchant sur les mains, soutenu par des bras plus grands que son corps et balançant ses jambes trop courtes pour toucher le sol - et de toute façon trop fines pour porter un corps si grand - un monstre filiforme s'avançait vers moi.
Sa tête de la taille d'une balle de hand me fixait d'un oeil unique, vitreux, hagard.
Il était plutôt lent, mais la terreur me paralysait. J'ai enfin compris pourquoi les gens meurent si vite dans les films d'horreur, alors qu'en tant que spectateurs, nous comprenons tout bien avant eux, et savons exactement quoi faire, alors qu'ils se démènent et répètent cent fois les mêmes phrases et les mêmes erreurs.
J'ai enfin compris que la peur, c'est juste une histoire de point de vue, dont dépend notre réaction, et qu'il est primordial de prendre du recul dans ces situations de crise.
La scène est accélérée par la peur. Je sens mes membres trembler, le froid me mordre, mon estomac menacer de me liquéfier sur place.
Â
J'ai fini par réagir, et reculer. Mon dos s'est collé contre une poignée. J'ai machinalement tiré mon bras en arrière et ouvert la porte avant de me précipiter dans la salle derrière moi où Soda était en train de feuilleter des agendas bourrés de stickers multicolores, de lettres au marqueur et de dessins au stylo 4 couleurs, nonchalament assis sur une table.
- Quelles vies de merde.
- SODA, SODA !!
- Mmh ?
-Â Soda, c'est n'importe quoi ! Y'a un monstre dans le couloir !!
Sa réponse se limita à un lever de sourcil.Â
Il laissa tomber les agendas et autres petits papiers flashy et entrouvrit la porte pour jeter un oeil.
Tentant de maîtriser ma peur, je le rejoins et sentis une énergie particulière sortir de lui. Comme un genre d'aura, le truc qui indique immanquablement un être au dessus du lot.
Sans la moindre peur, Soda s'est approché de l'apparition d'un autre monde, les mains dans les poches. Je jurai aperçevoir un sourire désinvolte sur son visage. Les stries noires et rouges parcourant son corps se sont mirent à briller, et tout s'assombrit.
Il planta ses yeux dans ceux de la créature, qui s'arrêta.
Il tourna son regard vers moi :
- C'est pas à moi de faire ça, et tu le sais.
Le monstre lui a balancé son bras trois fois dans le visage et dans le ventre, lentement, en se tenant en équilibre sur l'autre.
Soda restait silencieux.
Encore une fois, la même chose. Des coups de plus en plus violents.
- Toujours pas.
Il l'attrapa dans ses mains et essaya de le broyer, ou au moins de l'étouffer. De terribles craquements éclatèrent le silence.
- C'est tout ?
Il cligna de l'oeil.
Soda attrapa le monstre à bras-le-corps et le jeta par la fenêtre sans l'ouvrir.
- Je t'avais bien dit que ce serait pas facile, lança-t-il à  mes yeux agrandis, mes sourcils froncés, et mes dents serrées.