Réveil à 18h. Putains d'insomnies. Putains de visions. En caleçon. Je suis pas frileux. Je suis juste dingue. J'ai une conception du réel dissonante avec intrusions psychotiques et épisodes corrélés, selon mon psy. Docteur Carpentras. Père de ma meilleure amie, faut croire que c'est de famille, cette propension à aider les autres. Il prend aussi son copain, qui est mon bassiste, depuis quelques temps. Cumulard ou problèmes d'argent suite à une monoparentalité forcée, ingérence obsessionnelle ou coïncidence, amour de son prochain ou besoin de se frotter à de réels cas, je m'en fous. Ce monsieur m'a aidé à tenir le coup jusque-là. Malgré la schizophrénie, (j'attrape un pantalon,) malgré les visions, malgré cette voix incorporée et quasi-incarnée, malgré son discours apocalyptique, malgré toutes ces merdes qui font de ma vie un enfer depuis que j'ai essayé de me foutre en l'air et que j'ai échoué. 
C'est pas parce qu'il s'est obstiné à refuser toute médication envers et contre tout - y compris mon propre avis - que nos discussions ne m'ont pas aidé.


Je me suis levé du lit pour enfiler mon jean ainsi qu'un t-shirt "Kill'Em All" par-dessus lequel je me suis engouffré dans un sweat-capuche.
La transition automne-hiver était particulièrement rude cette année.

J'avisai mon écharpe du coin de l'oeil, ainsi que mes baguettes, dans l'ordre inverse duquel j'allais les prendre une fois que je me serais nourri. 

Je préparai rapidement une pizza à mâchonner en réfléchissant. La veille, Dan m'avait laissé un message qui m'avait plongé dans une flippe monstre de laquelle je n'arrivais pas à me défaire.

Jusque-là, je laissais les délires eschatiques à Lui, cet alter-ego que je me traînais depuis mon suicide raté. J'avais réussi à accepter ça comme un délire inconscient, une "surcompensation psychotique", comme disait le Doc. 
Et là, Dan arrivait de nulle part avec des mots d'une logique glacée pour m'annoncer que d'après ses sources, la fin du monde aurait lieu d'ici environ un jour et demi.

Je vous laisse imaginer dans quel état ça m'a foutu.

La fin du monde. Une putain de fin du monde qui ne ressemblerait à rien de ce qu'on était capables d'imaginer. "La compression temporelle."

Lui avait déjà employé ces mots, et son discours à base de délitation de la réalité prenait soudain un autre sens, un autre poids. Qu'est-ce qui se passerait si je n'étais pas fou ? Si le Doc se plantait ?

D'après l'heure d'appel de Dan, il nous restait à peine le temps d'un dernier concert avant que notre monde ne s'achève. Je battrai de toutes les forces de ma peur ce soir, à n'en pas douter.

Je suis sorti de chez moi l'oeil sombre et déterminé. Hors de question de laisser ma détresse flippée me paralyser. 

Le brouillard enveloppait totalement la ville. Boredom City ne m'avait jamais parue si mystérieuse. Ses lueurs rougeoyantes filtrées par la brume, on aurait juré être dans une de ces villes fantômes qu'on ne trouve que dans les films dérangeants. J'ai relevé ma capuche et arrangé mes longs cheveux bruns d'une main, l'autre serrant mes baguettes un peu plus fort.

J'aime ce genre d'ambiance, mais au stress accumulé se mêle le trac du concert qui s'annonce. Je me dirige vers le Krakatoa où Crave s'apprête à jouer devant plus de 200 personnes. Un public inespéré pour une date qu'on a mise des mois à préparer.


Cette vibration au fond de moi, qui sait pourtant parfois se faire positive, a une sale tendance à se déployer de proche en proche. Le message étrange que Dan m'a laissé la veille me revient en mémoire, plus clair que jamais.  Une fin du monde devait lui sembler bien improbable,  mais pour moi, tous ces indices font sens. L'homme mystérieux dont il parle, capable de prendre la forme d'un enfant de huit ans, c'est Lui. Lui qui me suit depuis des années. Il apparaît régulièrement, pas forcément quand j'ai besoin de lui, mais toujours pour remettre en cause ma santé mentale. Cette fois-ci, c'est à Dan qu'il s'est montré. Je sens un plan se révéler, trop flou pour que je puisse y faire quoi que ce soit.

En m'enfonçant dans le flux humain d'une grande artère passante, je crois le croiser. Il n'y pas beaucoup de types étranges avec un chapeau qui me font des clins d'oeil, en général. Mes mains moites rejoignent mon coeur qui bat une ligne de punk hardcore à 260 bpm. Ce soir, ce sera mon tour. Ce soir, ce sera la fin du monde et rien de ce que nous ne pourrons faire n'y changera quoi que ce soit. J'avoue pourtant avoir eu un sourire quand Dan a mentionné que Solenne voulait qu'on se retrouve tous chez eux pour aller à l'abri antiatomique le plus proche, au cas où. 

Non... C'est presque drôle mais ça suffirait pas. Quand la réalité s'apprête à se fissurer parce qu'elle se prépare à une compression temporelle, c'est pas un bloc de béton armé qui va te garantir une sauvegarde de ta zone de confort quand elle se délitera complètement. Au fond de moi, je me rends compte que ça fait un moment que j'attends ça, sans pouvoir expliquer pourquoi. Une hâte, comme celle d'un enfant qui s'apprête à aller à la piscine et qui sait qu'il va adorer ça.

C'est donc la peur au ventre que je me retrouve à pousser la porte du Krakatoa, ignorer le vigile qui me demande si je suis malade de traverser la ville sans prendre la peine de cacher mes baguettes dans un sac -la réponse est oui, si vous en doutiez encore- et me poser au bar prendre deux pintes, histoire de me construire une face la moins grave possible en attendant l'arrivée des autres.


J'ai fini ma première bière à une vitesse qui en disait long sur mon niveau de stress et suis parti en direction des loges avec la deuxième, dans l'idée de la boire plus tranquillement. Peut-être ne suis-je pas si fou que ça, finalement.

Il était déjà là, affalé dans le canapé d'une loge vide. Lui. Dans son long manteau noir, les yeux légèrement brillants sous son large chapeau assorti. 

- Tiens le coup encore un peu. Tout sera bientôt fini.

La porte s'est poussée et il a disparu, me laissant en état de choc, les entrailles glacées.