Solenne et moi venions de pousser la porte du backstage où Pierrot et moi avions collé un autocollant Crave la première fois que nous étions venu ici, pour se marrer en faisant comme si on était super connus.

Les lumières blafardes de la loge éclairaient Seb d'une lumière froide inexplicablement chaleureuse. Sûrement parce qu'on était à la maison, surtout lui. L'ambiance était étrange. Oppressante. Comme si nous savions tous les trois ce qui allait se passer mais que nous ne pouvions pas briser la règle tacite qui interdisait d'en parler, même si Sébastien avait eu mon message. Ce soir serait le dernier soir. Aucun doute là-dessus. Le masséter serré de mon batteur me le confirmait. Il ne disait rien parce que Solenne était là. Au fond de moi, quelque chose indiquait clairement que ce n'était pas parce qu'elle n'en savait pas assez. Cette pensée me lâcha un frisson dans l'échine, comme une parano avant que l'on puisse se prononcer sur sa rationnalité. 

J'ai décidé de prendre part à l'omerta parce que je n'ai absolument aucun problème relationnel et que je tiens à changer l'ambiance au plus vite, surtout si ça doit être notre dernier concert.

Nous embrassâmes donc Seb, comme si tout était normal. Solenne d'abord, assez longuement, car elle le considère comme un frère et réciproquement. Moi ensuite, après un check, parce que nous sommes amis avant de faire partie de la même famille. Son étreinte particulièrement puissante confirma ma prédiction. Un vortex se forma rapidement au fond de mes tripes, et s'autophagocyta aussi vite qu'il était apparu. L'espace d'une seconde, je m'étais senti seul au monde comme jamais.

- On passe au bar ?

La voix grave, douce et profonde de Seb me ramena à la réalité.

- Ou... Oui, lâchai-je, illustrant malgré moi le grand sourire de Solenne, ma dulcinée de la pureté et de l'innocence.

Son expression suffisait à imploser ma parano précédente la concernant, mais un doute malgré moi subsistait. "Hé, c'est toi qui as tenu à être le personnage torturé", me rappella mon inconscient.


Détendus au bar braillant, descendant des pintes et des cocktails à raison de deux verres par personne, la gravité me quitta partiellement, se couchant en tâche de fond, pour laisser place à des propos plus joyeux, en accord avec ceux que tenaient Solenne et Seb, sans le moindre effort apparent.

La solitude de ravaler ses mots au fond de son âme s'empara de moi. Dégageai ma pinte d'une longue gorgée pour contrer ça.

Seb et Solenne riaient. Je forçais un sourire permanent pour leur cacher les questions qui me rongeaient de l'intérieur.

- Dan, tu m'offres une clope ?

Ca m'a perturbé, ça venait de nulle part. D'habitude, c'est Solenne qui me demande ça. Après l'amour. Donc bon. Là ça venait de Seb. Je vous laisse comprendre.

- Oui, bien sûr mec.

Je pris une pause histoire de recouvrer mes esprits et de regarder l'heure. Nous avions encore pas mal de temps devant nous.

- Tu en veux une, aussi, mon amour ? m'enquis-je.

- Mmh... Pourquoi pas ? 

J'enfilai mon manteau et mon écharpe avant de dégainer trois clopes en me dirigeant vers la sortie. J'en ai passé une à Seb et ai allumé les deux autres en même temps avant d'en donner une à Solenne. 

Mon regard fut attiré par un vieil homme au visage abîmé qui dirigeait son regard perçant vers nous. 

- Hé, regardez ! C'est Kepa !

Solenne me sortit de mes considérations avec son engouement naturel pour la vie et ses évènements. Ce soir, notre réalisateur préféré venait nous filmer, comme s'il savait lui aussi que ce soir serait la fin, comme si c'était vraiment lui qui avait écrit tous ces messages dans mon appartement.

Mon meilleur ami nous adressa un salut lumineux de loin, tout sourire, et passa à côté du vieil homme étrange avant de nous rejoindre pour nous embrasser. Il alluma la cigarette du suiveur. 

- Bonsoir, bonsoir à tous, ici Kepa de Boredom-FM-TV-news-radio, singea-t-il. "Je suis actuellement avec Solenne, Dan et Seb, de Crave, qui me font l'honneur et le plaisir de répondre à mes questions pendant les quelques dizaines de minutes qui les séparent de leur concert d'anthologie au Krakatoa de Boredom City. Alors, Crave, qu'est-ce que ça fait de jouer devant plus de 400 personnes à l'ère de l'illégalité ?"

- Eh bien, mon cher Kepa, c'est à la fois un devoir et un acte de résistance, vous comprenez ? commença Solenne, à moitié morte de rire.

- Oui, il faut bien montrer au générations futures que le salut de l'humanité réside dans la musique et la création artistique, continua Sébastien, maîtrisant difficilement ses zygomatiques lui aussi.

- Tu veux pas qu'on se rentre au lieu de faire un sketch ? lançai-je.

- T'es sûr que ça va ? me répondit-il.

- Certain, plaquai-je. On doit passer voir l'ingé son pour finaliser les balances, ça te permettra de te placer pour filmer le live, tu viens ?

Décontenancé, Kepa acquiesça.

Sur le chemin vers la salle elle-même, nous avons croisé Pierrot, notre guitariste et chanteur principal, qui venait justement d'arriver. C'est quand même bien branlé comme histoire.
Après les embrassades de rigueur, il nous suivit sur scène pour finaliser les balances commencées l'après-midi et passées sous silence dans la narration, parce que ces trucs-là, même dans le futur, c'est toujours super chiant.

Concentrés et travailleurs, on a tout fait pour régler ce concert aux petits oignons, probablement parce que les 3/4 d'entre nous savaient que ce serait le dernier.

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Bonsoir. Sébastien. Je quitte ma batterie pour aller méditer. Je referme la porte des toilettes sur une apparition irréelle.

Solenne était là. Elle me dévisageait. Jamais remarqué qu'elle avait les yeux bleus. C'était pas elle. Evidemment. Je crois. Mais c'était plus réel que réel. 

- J'ai envie de toi...

- Quoi ?

Aucune idée ce qui se passe. Tout semble différent. Je suis dans le brouillard. Je ne ressens plus que par le prisme d'une filtration indépendante de ma volonté. Je suis ici tout en étant ailleurs. Je ne peux ni l'expliquer, ni le comprendre. Seulement le ressentir.


La demoiselle éthérique m'a fixé de son regard magnétique avant de m'embrasser; et j'ai ressenti dans mon coeur ce que ça fait d'être amoureux au bout de son être, et d'être aimé tout aussi fort en retour.  Rien au monde ne peut être aussi puissant.

Ses mains irréelles se posent sur mon visage, et, fermant les yeux, j'arrive à les sentir, si douces, caressant mes joues. Ses lèvres contre les miennes, son amour dans mon coeur, je me sens soudain empli d'une énergie nouvelle. Pure et puissante, comme au-delà de toute vérité.


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J'étais glacé quand Dan et Solenne m'ont rejoint backstage. Je faisais face à un verre d'alcahest, ce qui n'était pas dans mes habitudes. Plus le coeur à maintenir la façade désinvolte que je leur avais présentée tout à l'heure.

Tous ces évènements récents condensés dans le message de Dan donnaient tout leur sens aux prédictions de Lui. La compression temporelle allait avoir lieu, et avec elle, la réalité prendrait fin. Ils étaient probablement au courant eux aussi. Est-ce que je devais leur dire, et briser cette loi du silence hypocrite ? En savaient-ils autant que moi ?

Je n'en avais pas la moindre idée. Toujours est-il qu'ils ont retrouvé un Seb déprimé, au fond, un ami autant enfoncé dans son silence que dans un canapé trop moelleux.

Impossible de me faire parler. Quelque part, je retenais les larmes au fond de moi. La compression temporelle. La mise à nu de la structure de la réalité. Tout ça allait nous tomber sur la gueule et il n'y avait rien au monde que nous pouvions y faire.