Balançant un kick maladroit dans la porte, j'entrai en titubant dans le bar vide. Sourcils serrés sur teint tiré, l'esprit saturé de questions dont la plus obsédante était "Pourquoi est-ce qu'on m'a montré tout ça ?". J'en avais la mâchoire soudée et le crâne qui tournait. S'il n'y avait pas eu Fireal qui résonnait de partout, ça aurait été beaucoup moins classe. Plus gérable, aussi.
Le type au chapeau ne m'avait pas envoyé là -bas uniquement pour me parler de ma copine. J'ai été envoyé dans un passé alternatif dont j'ai été ramené par un vortex, merde ! On fait pas un truc aussi épique sans raison. Ma main crispée au feu qu'il ne s'est rien passé d'anodin ce jour-là .
Le feu, aussi, tiens, parlons-en. D'où il sort ? Comment ça se fait qu'il ne me brûle ni moi, ni mes vêtements ? Et comment expliquer que ma basse le conduise ? Et surtout, qu'aucun de tous ces trucs ne surprennent vraiment Solenne ?
Je crus sentir un courant d'air qui me glaça les os en traversant le bar. Probablement rien d'autre que la neige sur mes cheveux qui fondait et coulait dans le creux de mon cou. Une pinte fraîchement pressée et une cigarette m'attendaient sur une table légèrement en retrait. J'ai éternué et me suis embrasé tout entier dans une brève mais surprenante explosion de feu. Au moins j'étais sec maintenant. J'attrapai la cigarette et levait mon index pour m'en servir comme d'un briquet.Â
Doser la hauteur de la flamme ne fut pas chose facile, le plafond noirci du bar peut en témoigner. D'ailleurs, il est inhabituellement élevé, celui-là , on pourrait faire rentrer des éléphants, ici. En plus y'a pas de videur, c'est pratique.
Je posai ma basse-sangle-en-flammes-de-série contre la table et m'effondrai sur une chaise en soupirant d'épuisement. Il aurait quand même pu me laisser dormir un peu avant de m'envoyer le vortex. Ceci dit, à part de sommeil, la deuxième chose dont j'avais le plus besoin à ce moment-là était une bière-clope. Repos du guerrier.
La compression temporelle. La fin du monde. Je sais pas dans quel ordre, pas encore. Un type mystérieux se fait une mission personnelle de m'en dire plus sur tout ça mais n'a jamais beaucoup de temps. D'après lui, c'est en compressant le temps que le monde est arrivé à sa fin et s'est déployé en une infinité de strates comme celle dont je reviens à peine. Pas sûr que mon postulat de base tienne la route, mais j'ai l'intime conviction que c'est cet étrange mec au chapeau qui m'a envoyé là -bas pour me montrer des trucs et me dire que Solenne en sait plus que je ne le crois. C'est vrai que d'un seul coup il avait pris beaucoup de crédit à mes yeux : son discours était cohérent, sa capacité à profiter des failles structurelles évidente, il aurait fallu être un idiot pour ne pas se rendre compte que Solenne me cachait des choses, et encore plus pour penser que c'était juste de ça qu'il était question. Bien sûr que c'est important, mais cette histoire ne tourne pas autour de nous.
J'avais beau me répéter qu'il était certain que ce n'était pas si grave, la colère montait lentement mais sûrement. Direction la pompe à bière, me resservir une pinte. En me rasseyant, un scintillement sur ma basse attira mon regard. Derrière son corps, sous les lettres rouges qui formaient le mot "LENNE", un "E" était apparu, de part et d'autre duquel un K et un Y se tracèrent, dans un style graphique différent, grands, noirs et fins.
Fist prit la suite de Fireal. D'où peut bien sortir cette musique ? La sono est si parfaite que le niveau ne bouge pas quand je me déplace, comme si la musique n'avait en fait pas d'origine.Â
Ma copine, cet univers, et même ma basse me cachent des choses. Bon résumé de la situation.
Je claquai le verre sur la table, sourcils bandés et dents serrées. J'étais déjà en train de m'enflammer sans m'en rendre compte. Il me fallait atteindre le litre et demi de bière pour espérer me calmer. J'ai sorti une clope et me suis traîné vers le bar. Je titubais toujours, et l'alcool n'avait rien à voir là -dedans. Ambiance pesante et j'étais en colère. Presqu'envie de retourner sous la neige pour étaler du singe dans l'espoir de me rafraîchir le mental.
La désagréable impression d'être malgré toutes mes inférences passé à côté d'éléments très importants me perturbait au plus haut point. Je me suis pressé ma troisième bière avant de me rediriger vers la table pour récupérer ma basse et la remettre sur mon dos. Il était temps d'enquêter.
On m'avait envoyé dans le passé alternatif pour une bonne raison, et il en était de même pour ce foutu bar vide qui sentait bon le bois et la bière. Quelque chose ici m'indiquerait peut-être pourquoi.
L'escalier qui mène sur un mur, par exemple. J'ai lentement fait grincer les marches du premier pour poser la main sur le second. Etrangement doux, légers reliefs par endroits. Ma main s'enflamma toute seule et les flammes coururent sur le mur, formant un "Stairway to Heaven" en lettres de feu.
La grande classe.
Fist s'était évanouie dans le vide, laissant place à une ritournelle obsédante que je n'avais jamais entendue nulle part, mais qui me semblait d'une évidence limpide, comme si nous connaissions tous ce morceau au fond de nos âmes. Un arpège mineur, avec juste ce qu'il faut de tension mêlée à la tristesse inhérente à ce mode pour frapper au fond du coeur et réveiller les émotions enfouies, oubliées.
Le mur s'ouvrit en deux sur une salle rouge avec un fauteuil noir au milieu, tourné dos à moi. J'ai vu tout David Lynch, il me faut plus qu'une pièce ronde pour m'impressionner.
Je parcourus la pièce des yeux, et quand je les reposai sur le fauteuil, il était devenu d'un rouge si vif que les murs en semblaient presques ternes.
Déjà -vu quand le fauteuil se retourna.Â
Lui.Â
Le type qui était entré chez moi par des moyens encore inexpliqués et qui se transformait en lapin pour en sortir par la fenêtre, qui me croisait dans la rue sous la forme d'un petit Noir, qui m'avait provoqué une paralysie du sommeil pour pouvoir m'envoyer dans une réalité alternative et ainsi discuter avec moi avant la fin du monde, et qui m'avait envoyé dans ce fameux passé alternatif pour me faire bouffer de la donnée-mystère au kilo tout en me laissant un message vocal dans le miroir de ma future copine dans le passé qui n'est pas le mien.
Vous comprendrez que j'étais un poil tendu.
Il leva brièvement son chapeau.
- Salut.
- Je te crois, et j'ai des questions, grinçai-je entre mes dents.
- Pas maintenant.Â
- Tout de suite.
- Ecoute-moi. Il faut que je te parle.Â
- Pourquoi tu m'as envoyé là -bas ? Qu'est-ce que j'ai raté ?Â
- C'était pas moi. Laisse-moi parler.
- Non. Pourquoi tu m'as montré tout ça ? Pourquoi est-ce que j'étais sur des rails, pourquoi j'avais plus de libre-arbitre ? Et le vortex de retour, c'était toi, ou c'est parce que j'étais devenu une anomalie ?
- Tais-toi, soupira-t-il.Â
- D'où sort cette musique ? Et le vortex de Solenne ? Qu'est-ce qu'elle sait ? Pourquoi tu m'as montré tout ça ?
- Parce que tu devais savoir.
- Mais savoir quoi ? Tu m'embarques dans un foutoir pas possible et tu prétends être là pour m'aider et me guider mais tu me dis rien de concert à part tes putains de phrases toutes faites sybillines de merde !
- Parce que je ne peux pas tout faire, et certainement pas te mâcher le travail ! Tu te rends compte de ce que c'est ?Â
Ca m'a choqué, marqué. J'ai rien pu répondre. Il l'a fait à ma place.
- Non, t'en sais rien, tu ne peux même pas comprendre. T'as pas la moindre idée de tout ce que j'ai fait pour elle, pour toi, pour vous.
- Tu parles de Solenne, là ?
- Peu importe, c'est même pas la question ! (Là , j'avais franchement les abeilles. La rage, la colère, la haine, ce que vous voulez et que je me suis forcé à maîtriser pour continuer à lui faire cracher son texte.)
- Alors qu'est-ce que c'est, bordel ?
- Au-delà de ta compréhension.
- Dans ce cas pourquoi c'est moi que t'es venu voir ?
- Tu n'es pas le seul que j'aie visité avant le début de la compression temporelle.
- Mais pourquoi moi, putain !
- Parce que tu portes en toi les clés qui permettent de résoudre tout ça.
- MAIS QUELLES PUTAINS DE CLÉS ?
- A toi de le découvrir. Je ne peux pas faire plus que ce que je fais maintenant.
- Arrête tes conneries. Tu te présentes comme le sage, le guide, l'homme providentiel, mais t'en dis à peine assez pour que j'avance, et certainement pas assez pour que je m'en tire, t'es au courant ?
- Oui. Je me sers de toi. Tu t'en es pas rendu compte ?Â
- Quoi ?
Il s'est levé -d'une manière lente et peu assurée-, a sorti un bâton allongé de je ne sais où et m'a frappé super fort.
- Réglons ça entre hommes, Dannie.
Il me toisait et ça avait le don de me foutre sacrément en rogne. Les flammes sont revenues courir sur mes bras. Je dégainai ma basse et me mis en garde, sourcils tellement froncés que tu pourrais surfer sur mon arcade. Ce malade mental allait prendre le tarif.Â
Je n'ai rien trouvé de mieux que le terme "psycho" à lui balancer en même temps que ma basse brûlante dans les gencives.Â
- J'aime pas les "s" impurs, ça me va pas, par contre, "Siko", ça me plaît déjà vachement plus.
Il m'a frappé à nouveau, en plein dans les côtes. Mon feu s'est intensifié à la suite d'un bruit sourd indiquant qu'une ou deux côtes avaient cédé.
Je me suis jeté sur lui et lui ai carré un coup de basse brûlante dans la face. Une énorme traînée de feu a déchiré la pièce en deux. Pas de place pour la douleur, et rien à foutre d'avoir été cassé par les derniers évènements et mon retour violent dans le réel d'après la fin du monde.
Il m'a souri.Â
- Ca fait combien de temps que tu me connais ? Depuis combien de temps tu me surveilles ?
Il m'a répondu d'un coup de bâton que j'ai plus ou moins paré et c'est là que le combat a vraiment commencé. Je ne saurais pas dire si je me battais plus contre lui que contre les questions qui se posaient avec la délicatesse d'un éléphant bourré dans un champ de cannabis en feu, mais hors de question d'accepter l'idée qu'il se soit servi de moi.Â
Peu importe à quel point les évènements récents m'avaient affaibli, je mobilisais mes dernières forces à la manière d'un écrivain insomniaque qui donnait tout après son premier café conséquent à une nuit sans rêves.
Aux gerbes de sang que dégagaient parfois mes coups portant toute la puissance de ma rancune, j'en induis à la fois que Siko possédait ici un corps bien physique, contrairement à ses apparences précédentes, mais aussi que ma basse brûlante était en réalité une arme plus tranchante que contondante.
Pour autant, il serait utopique - ou vaniteux - de tenter de vous faire croire que je menais le duel. En effet, je galérais ici ma race, les coups de Siko étant particulièrement violents, en dépit du fait qu'ils n'étaient portés que par un simple bâton. Son allonge dépassait la mienne, et son arme étant de toute évidence plus légère et maniable que ma basse, il disposait de plusieurs avantages conséquents; sans compter que je ne maîtrise pas mon feu, et que, si je suis capable de lui coller de gros dégâts d'un seul coup, la rotondité de la salle joue en ma défaveur, étant donné la difficulté de manier une basse de 5 kg dans un duel d'attaques rapides au rythme imposé par la légèreté de son arme. Le feu vient compenser, jaillissant de mes bras et des mes jambes, augmentant ma puissance, ma vitesse, me permettant de lui mettre de violentes bouffes de ma main libre pour l'interrompre avant de lui placer un coup de basse brûlant destructeur.
Pourtant, pour chaque décharge d'énergie que je lui place, il finit toujours par trouver la faille dans ma garde pour me remettre la même, sans pouvoirs, juste avec son foutu bâton. Et il me pète la gueule. Ca devient vraiment dur de tenir. Je me concentre. Je laisse le feu s'exprimer. Je sais que je suis plus fort avec lui, je l'ai déjà vu.
A la fin d'une longue succession d'attaques, contre-attaques et parades, mon souffle se raccourcit et ma basse s'alourdit. Siko, puisque c'est comme ça qu'il voulait qu'on l'appelle, me balança un dernier coup qui me désarma et me cloua au mur, autour des flammes qui commençaient à s'éteindre. J'ai entendu un bruit tranchant, et en ai déduit que ma basse s'était enfoncée dans le plancher.
- Essaie pas de me faire croire que tu t'es pas demandé pourquoi je suis venu te chercher ? Pourquoi j'ai déployé autant d'énergie uniquement pour te parler ?
Mon feu diminuait, sans pour autant s'éteindre. J'ai rassemblé mes dernières forces pour le repousser et lui coller une droite brûlante dans la mâchoire. Son chapeau tomba par terre.Â
- Merci, Dan, sourit-il.
Il toussa du sang et se courba légèrement.
- Va au diable, lâchai-je.
Je ne sais pas trop pourquoi j'ai dit ça. Peut-être que l'ambiance si particulière de cette apocalypse me donnait des bouffées manichéistes.
- Crois-moi, là d'où je viens et là où je retourne, c'est pire.
- Pas sûr.
- Peu importe. Descends chercher des fioles dans l'étagère du bar. Garde-les pour plus tard. Ensuite remonte ici et prend la porte brillante.
- Y'en a pas.Â
- Y'en aura une dans 5 minutes. Je vais devoir y aller, grâce à toi y'a du boulot qui m'attend. Depuis ce bar, tu peux atteindre la plupart des strates. Sers-toi des portes. Ensuite tu sais quoi faire. J'ai toute confiance en toi.
Il commença à s'affairer autour du mur de la pièce rouge auquel j'avais foutu le feu quelques minutes auparavant.
Je soupirai. "Grâce à moi"... Que voulait-il dire ? Ca semblait important mais impossible de mettre le doigt dessus pour le moment.
La seule conclusion que j'arrivais à tirer de cet improbable enchaînement d'évènements, c'est qu'il ne faut faire confiance à personne. Tout remettre en cause, que ce soit ce qui m'arrive ou ce qu'on me dit. Je me retrouvai hébété avec la sale impression tenace que mon inconscient avait compris, mais qu'il allait me falloir un sacré paquet de temps pour que ces données me soient révélées consciemment. Et je trouve ça ultrafrustrant.
J'ai allumé une clope et suivi les instructions de Siko, mais je n'ai trouvé qu'une seule fiole, et c'est pas faute d'avoir retourné chaque étagère pour être sûr.
Basse sur le dos, potion dans la poche et clope aux lèvres, je n'avais plus rien à faire ici. Direction l'escalier vers la redroom, histoire de voir de quel vortex il va être question cette fois, et de me focaliser là -dessus en oubliant que si jamais il me dit la vérité, les 2 derniers que j'ai traversés n'étaient pas de son fait.
Une porte. Impeccablement placée sur le mur, comme si elle avait toujours été là et que si je ne l'avais pas vue plus tôt, c'était simplement parce que je n'y avais pas fait attention. Mais une porte blanche sur un mur rouge, non, franchement, là , on me la fait pas.
Je me suis pris une putain de tornade mentale quand je l'ai ouverte. Le vortex aspirait toutes les parties intangibles de mon être en premier lieu, et je ressentis d'une conviction sincère que c'est parce qu'il est lui-même constitué de la même matière, de la même énergie, que ce sont ces corps éthériques et mentaux qu'il focalise, car le corps physique ne peut que nécéssairement suivre dans un espace où la réalité structurelle est si faible.
En clair, je voyageais dans le temps et/ou l'espace en un seul pas, pendant lequel une infinité de choses, de couleurs, de sensations, se déclenchaient, se déployaient, m'absorbaient.
Au centre du vortex se produisit un truc étrange. Toutes les ondes et les courbes de mille couleurs disparurent sans prévenir, comme si le temps lui-même s'arrêtait et que je n'étais plus qu'un point de conscience témoin du phénomène.
" Et il reste pédant, ayant la volonté, sans même être conscient qu'il n'a pas la raison."
"Et il reste // sans même être conscient qu'il n'a pas la raison"
"Et il reste // pour toute l'éternité."
" La peur prend l'apparence qu'on lui donne."
Impossible d'identifier ces voix, que je considérais, ou plutôt sentais, comme des sons primordiaux, enfermés ici à la manière d'une boîte de Pandore qui serait également l'origine de l'Univers, le début du temps et de la matière.
Il y eut un énorme burst de lumière blanche. Une lumière douce et chaude. J'ai souri malgré moi en passant de l'autre côté. Le passage dans le vortex était terminé et je sentais sans pouvoir l'expliquer qu'il n'y avait pas à avoir peur. Pire, j'avais même la conviction étrange qu'à aucun moment mon être n'avait été désintégré quelque part pour être réintégré ailleurs, ce qui me fit me poser longuement une question de fond afin de savoir si j'étais toujours le même, et si j'étais toujours un être incarné, ou si la fin du monde m'avait fait mourir, nous avait fait tous mourir, pour nous réintégrer autrement dans un nouveau paradigme de réalité(s).
J'étais sur le campus, dans la brume. A quelques mètres de moi, de nombreuses silhouettes s'en détachaient. Des singes, comme ceux que j'avais affrontés avec Solenne juste après la fin du monde.
J'ai dégainé ma basse, comme un samourai, mais en moins classe.
- Mademoiselle, il semblerait que nous soyons amenés à nous côtoyer dans des circonstances plus qu'imprévues, mais puisque c'est visiblement le cas... Si on s'appellait par nos prénoms ?
Je suis un gros nul incapable de trier le vrai du faux dans tout le bordel qui m'entoure, mais je garde quand même un peu d'humour. Tout n'est pas perdu.