- Bon, ils foutent quoi, les deux, là ? 

Comme pour me répondre, le grand type carré à la barbe est arrivé en courant.

- COUREZ ! Putain courez ! Restez pas là !

Il était tout débraillé et portait son sabre gigantesque sur l'épaule.

- La prochaine fois vous m'écouterez dès le début au lieu de jouer aux héros ! m'exclamai-je en me retournant pour courir. Derrière moi, j'entends son pas lourd se figer. Il s'était arrêté pour reprendre son souffle. A regardé derrière lui. La terre ne tremblait pas cette fois-ci, mais quelque chose venait.

Personne n'a rien compris, je l'ai vu dans leurs yeux. Kepa s'est mis en garde, rassemblant ses dernières forces pour se défendre, mais il pouvait rien faire face à la déferlante de lumière qui nous a tous recouverts.

Enveloppés.

Embaumés.


La réalité s'est disloquée. Les murs, le château, la lande ont disparu progressivement, particule par particule, à une vitesse sidérale. Ou sidérante. Ou les deux. Je sais pas. Je sais plus. J'arrivais pas à penser. A formuler des idées ni même à les avoir. Je n'étais qu'une conscience endormie dans un train en partance pour l'inconnu.
 

Je ne me sentais même pas incarné. Des nuées de lignes multicolores, courbes et dynamiques habitaient mon champ de vision. Ambiance cosmystique, mes frères.


Toutes les lignes ont commencé à former des silhouettes vaguement familières, à dessiner les contours d'une réalité que je reconnaissais.


Back in the bar. Bewildered and feeling magnificient. Grandiose.
Les yeux des autres étaient aussi grands ouverts que les miens. Souffles courts. 


- Salut les jeunes ! Alors c'était comment ?


Soda. J'avais même pas la force de vouloir l'étriper.

J'ai posé mon sabre sur une table et j'ai continué à trembler. Mon corps avait peur. Quant à savoir si moi aussi, j'avais des doutes.


- Infernal.


La voix de Sonia a cinglé comme un coup de tonnerre glacé.


- On a perdu Dan, a dit Kepa d'une voix grave.


Ah oui tiens c'est vrai ça.


- J'ai une idée d'où il peut être. 


Solenne. Fille-mystère par excellence. Où est-ce qu'il a bien pu la trouver ?


- Bien, bien ! Alors, vous étiez où ?


On lui a parlé de la lande et de tout le bordel. De la cabine téléphonique en pleine forêt, des feuilles qui dansent, du monstre humanoïde improbable et zombifié. Du château en ruines. C'est là que j'ai appris par Kepa que le streumon était en fait un des Pink Babies, le groupe de mous du genou mais tendus du slip qui sont venus foutre le bordel à la fin du set de Crave - pourquoi pas pendant, d'ailleurs ? Ils sont cons ou quoi ? Et qu'est-ce qu'ils foutaient ici ? Y'a une strate exprès pour chaque groupe de personnes, nous a expliqué Soda la première fois où nous avons tous été réunis -enfin, avant l'arrivée de la copine de Swordman - mais celle où on a trouvé les incultes musicaux ressemblait clairement à un enfer, comme l'a dit Sonia. Et si c'était là qu'on était tous, et qu'eux en avaient simplement une forme plus évidente que la nôtre ?


J'ai commencé à whatthefucker grave.


Les yeux de Soda se sont assombris et des ondes noires se mirent à tournoyer doucement autour de sa tête et du haut de son corps.


- Alors, Hellboy, on était où ?


J'essayais sans doute de prouver que j'avais repris du poil de la bête.
Pas forcément très convaincant.


- Dans une réalité alternative hypothétique, a répondu Solenne.

- Absolument, soupira Soda. Et c'est pas ce qui était prévu.


Sursaut et explosion de mes idées. Argh.


- Mais c'est pas vrai, vous nous manipulez depuis combien de temps ?! hystérisa à moitié Lola.

- Calme-toi... Même si c'est vraiment le cas, on y peut rien. 

- MAIS PUTAIN, REPONDS ! hurle-t-elle en traçant vers lui. Kepa se bouge pour la retenir.

- Arrête !

- Bon, bon, bon, dit calmement Soda. Nous appartenons à Shell Haven, une institution spirituelle qui s'occupe de gérer tout ce qui se passe dans l'Univers, comme je vous l'ai déjà dit. Mais croyez pas qu'on fait ce qu'on veut. On a des règles. 

- "Nous" ? 

- Quoi, "nous" ?

- C'est qui, "vous" ?

- Un peu de tout. Démons, damantes, banshees, esprits... Des trucs comme ça. Tu en as vu ici même, Kepa, la première fois que tu es venu ici.

- Attends attends attends, tu vas trop vite, là, lui répondit l'intéressé. Développe-moi tout ça.

- C'est ça, fais-le parler, autrement je fais un scandale, lui souffle son insupportable copine à la mâchoire aiguisée.

- C'est pas le moment, lui cale-t-il avant de reprendre : Les damantes, les banshees, qu'est-ce que c'est ?

- Un type de Succubes - des démons femelles, donc - qui possèdent de très grands pouvoirs. Comme vous le savez si vous êtes amateurs du cinéma grand public des années 2000-2010, avec les grands pouvoirs viennnent toujours un lot conséquent de responsabilités. Les damantes s'occupent de faire en sorte que ce qui doit arriver arrive, peu importent les interférences. Les banshees, c'est plus du travail de protection. Dans la plupart des cas, elles fonctionnent ensemble. 


- Où sont les autres gens ? Ceux qui étaient dans le réel avec nous ? a demandé Sonia.

- C'est ici, le réel. Quant aux gens, ils sont dans d'autres strates, tout simplement. Je vous l'ai déjà dit, en plus. Vous avez vraiment oublié ? Ah oui, c'est vrai, tu dormais, toi... Bon, je pensais que les autres t'auraient mise au parfum. Les gens sont toujours vivants si vous l'êtes aussi, il est d'ailleurs possible de les voir par intermittences dans des certains endroits ou si l'on se déplace à certaines vitesses. Mais c'est pas encore le moment pour vous de découvrir tout ça.


Jetez moi des asperges, mais il est pas en train de dire qu'il y a des chances qu'on soit tous morts ?



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J'ai ouvert les yeux dans un état de bonheur avancé. Me suis levé sans la réveiller après avoir fixé le plafond flou pendant un quart d'heure pour aller faire du café. Mes lunettes rendaient pas le monde moins embrouillé, au contraire.

Bon, j'ai jusqu'à ce que Solenne se lève pour clarifier tout ça. 

En ce qui concerne le monde alternatif, ou plutôt le réel post-fin du monde, j'en ai déjà vu pas mal. Mais la première fois que j'ai ouvert une porte en haut des escaliers du bar, je me suis retrouvé dans le passé, pas dans un monde encore plus bizarre que le précédent. En tous cas, là, maintenant, c'est bien dans le passé que je suis à nouveau. Pas le même, mais ça peut être la marque d'un cycle : les portes me mènent un coup dans le passé, un coup dans un endroit étrange. On aurait donc à la fois un chemin à vivre soi-même et un autre en groupe. 

On est à peu près à un an de la fin du monde. Solenne savait déjà, vu qu'elle a plus de 18 ans, âge auquel elle a obtenu le bouquin de sa mère.

Ma copine est la Nostradamuse de notre siècle. 
Fuck.

S'il y a une raison à tout, quelle pourrait être celle qui m'a amené ici ? Et comment ? Qu'est-ce que c'était, cette lumière ? D'où venait-elle, qui l'a envoyée ?

Calme. Chaque chose en son temps. Regrouper les données et les recouper. Dernière fois, dans passé avec Solenne, s'est passé des trucs bizarres aussi. J'ai revécu ma rencontre miraculeuse avec elle. La violente sensation de connexion énergétique dans le bus, agréable et agressive, et le coup du miroir de la salle de bains. 

J'y traçai en vitesse en manquant avec style de renverser (sobrement) mon café.




Les yeux plongés dans mon reflet, rien ne se passe. Pas d'effets psychés ou de voix bizarre qui me parle à travers ma projection.

Un peu dérouté, je retourne à mon café. 

Hier, j'ai cru avoir la solution quand Sol m'a dit que la lumière était la plus forte. Qu'il suffirait de faire comprendre aux autres qu'on devait accepter de ne rien maîtriser et de ne pas tout comprendre pour résoudre  l'énigme. Et qu'on devait chercher la source de cette lumière.

J'ai pas encore le tableau complet, mais quelqu'un, quelque part, m'a donné l'occasion d'arranger ça. 

Solenne m'a rejoint dans la cuisine. Coup au coeur.

- Bonjour, mec ! m'a-t-elle souri.

- Bonjour mademoiselle, tentai-je d'avoir l'air naturel, bien dormi ?

- Impeccable, et toi-même, monsieur ?

Son sourire grandit.

- J'ai pas à me plaindre, souriai-je à mon tour.

Profiter d'un futur moment d'absence pour trouver le livre écrit par sa mère ou trouver un moyen de lui faire dire indirectement ce qu'il me faut sans qu'elle s'en rende compte.

Ca s'annonce sportif.

Bordel de putain de merde. Dieu, si T'existes, Tu fais chier. 

[Oui, je sais, c'est moi qui dis ça, alors que j'ai déterminé que son existence était la seule explication possible à ce merdier ambiant. Mais il y a Shell Haven aussi. Peut-être pas besoin d'un dieu après tout... ]

Mais est-ce que je sais vraiment ce qu'il faut que je trouve ? Et surtout, est-ce qu'elle a l'info ?

Bon, on va ordonner tout ça.


- Oh, t'es choupi, t'as fait du café sans le mélanger avec du thé !


Selon toute vraisemblance, je dois apprendre quelque chose sur l'autre monde pour pouvoir y retourner. 


- Quand on peut faire plaisir...


Thé, café, mélanger. Peut-être un truc à trouver avec ça.

Elle m'a souri. Comment vraiment vouloir retourner de l'autre côté se fritter avec des monstres et mettre sa vie en jeu pour la défendre à coups de basse à chaque coin de rue alors que cet envers du décor vient justement de vous offrir environ 365 jours de plus à partager avec l'ange adorable qui s'est retrouvée avec vous ?

C'est pas comme si j'avais le choix, OUAIS, JE SAIS.


BAM.


J'ai été viscéralement saisi par le retour de la théorie de la mort, sauf que cette fois elle portait sur nous tous.


Depuis qu'on a vécu la fin du monde, on nage au milieu d'inconnues, et y'a-t-il plus absolue inconnue que la mort ?


Ca colle avec tout. On serait retournés à une sorte d'amas de conscience universelle et on ne serait plus que des souvenirs qui se débattent avec l'espoir de sortir du labyrithe. Des rêves qui s'affranchissent de toute logique physique et développent leur vraie nature à travers des pouvoirs défiant la gravité, uniquement conduits par leur mémoire qui les cintre dans un univers qu'ils connaissent bien, porte ouverte à tous les délires strataires qu'on a vécus, que ce soit dans l'enceinte de la ville ou dans cette foutue lande. Des rêves capables de ressentir, penser, agir, doués de leurs 5 sens, qui ne sont finalement que des matérialisations de la conscience, et n'existent plus physiquement d'aucune façon. Nous sommes des illusions.