Maybeshewill - Fair Youth



J'ai une mission. Je suis ici pour les lier, et les prévenir. Depuis le début. Depuis bien avant qu'ils ne se doutent de quoi que ce soit. Mon intervention était écrite avant même que leurs destins ne se mettent en marche. Mais dans le chaos des actions humaines, les évènements sont retardés, et ces retards donnent naissance à de nouvelles réalités. Par centaines. 

La ville est froide, trempée d'une lumière éclatante battue par le vent. Difficile de croire qu'un endroit aussi banal est un pôle d'orientation via lequel tout va finir par s'intriquer dans finalement assez peu de temps. Nous sommes plusieurs centaines de jours avant la fin du monde, dans le quartier où évolue une de mes personnes d'intérêt.


Il vient de sortir de chez lui. Sent encore le lit et la luxure. Il y a encore quelques siècles, ça m'aurait révulsée. 

Il tremble dans sa chemise, se frictionne les bras. Son coeur bat un peu trop lentement, c'est pas bon. Ses corps éthériques sont abîmés, aussi. Il traverse, une voiture arrive dans sa direction, si je ne fais rien il va mourir, c'est sûr. Je ne sais pas quoi faire, je panique, je débride, j'arrête le temps. Je suffoque, tachycarde. M'approche de son corps figé et maudis ma sensibilité.


Lester... Lester, si tu avais la moindre idée de ce qu'on attend de toi... Tu ne voudrais jamais le faire. Tu ne voudrais jamais te donner. Tu ne prendrais jamais le risque de tout perdre si tu n'étais pas sûr que l'idée venait totalement de toi. La force de ta sincérité vient de ton ego, non de ta dévotion. C'est ce qui te perdra peut-être, si tu échoues à te voir. 


J'ai caressé sa joue, elle était froide. Il semblait mort. La vie tient à peu de choses, en fait. Un battement quantique, un signal électrique, une pulsation. Il suffit de ça pour la lancer ou l'arrêter, et entretemps elle tisse en son sein des milliers de voies, des milliers de sons, d'échos, de pulsions. En offrant la conscience à la vie, nous l'avons rendue capable de miracles, de créations. Et pourtant regarde où on en est rendus... C'est décourageant.


Je l'ai pris par la taille, soulevé et mis sur mon épaule. J'avais peur de le casser, ou de le froisser, alors j'avançais doucement, me glissant entre les voitures stoppées en plein mouvement. Je l'ai assis sur la route, à un endroit sûr où elle pourrait le voir. Elle était déjà de l'autre côté de la route. J'avais réussi, c'était le bon moment. Le moment de vérité. J'ai relancé le temps, disparu, bridé.

Un son de trompette a déchiré le ciel, mais il était hors de danger.

L'homme qui a failli le renverser est sorti de sa voiture pour courir vers lui mais elle est là, elle lui sert de diversion et pointe le direct opposé du bar où il s'est caché.


Une fois dedans, elle dit qu'elle sait pourquoi il n'a aucun souvenir d'avoir percuté la Mercedes et pourquoi il ne ressent aucune douleur. "On ne peut pas parler ici." Je commence à avoir peur. Elle m'a senti ? Ou alors elle ment pour prendre l'ascendant sur lui. Je ne peux le savoir sans débrider à nouveau, et c'est trop risqué tant que je ne sais pas ce qu'elle est. Ils sont sortis. Je continue ma filature. 
Elle me sent peut-être vaguement, mais elle ne peut pas avoir la moindre idée de qui je suis. Lester tousse, la regarde avec les yeux équarquillés. Elle n'arrête pas de le surprendre, elle le fascine. Ca me fend le coeur et je m'en maudis. 


- J'avais besoin d'être sûre que c'était le bon toi.

- Hein ?

- La bonne strate, si tu préfères.


Je suis derrière Neto et je la regarde. Elle sourit. Elle m'a senti.


- Rentrons chez toi, tu vas attraper froid.


Une banshee. Une banshee qui outrepasse ses droits et dont je viens de faire le travail. Une banshee vers laquelle je viens de guider un humain sous ma protection. Idiote, idiote ! Tu sabotes ton propre plan ! 

"C'était pourtant le destin de Lester de la retrouver ici, et ton devoir de t'en assurer.", me dit mon ajna.

Dans cette réalité-là, ils viennent de se rencontrer, alors que dans la principale, ils se connaissaient déjà. Même si ça peut être un embranchement de leur ressort, par leurs choix, ça peut tout aussi bien être une mise en scène. Quoiqu'il en soit, ils ont des infiltrés ici ! Ils savent peut-être déjà pour nous. J'ai peur, je me sens humaine et je déteste ça. Je dois remonter le fil pour mesurer notre avantage. Le conflit ouvert ne sera probablement plus évitable, il me faut plus de données. Mais je ne partirai pas sans avoir essayé de lui parler. Il doit savoir.

Je lévite jusqu'à la fenêtre de son appartement. L'orgie va bientôt commencer. Je pourrais l'empêcher de se produire mais il a bien mérité ça. Je serre les dents et j'attends, j'ai besoin de nouvelles idées.


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C'est un paradoxe. C'en est forcément un. Ces trois personnes ne pouvaient pas se connaître à ce moment-là. Trop de dépendances avec d'autres évènements liés eux-mêmes à d'autres évènements pour que ça soit possible, ce qui veut dire qu'ils ont été envoyés là. Ils savent pour nous, et ils nous cherchent. Mon sang s'est glacé. Le conflit est imminent et il n'a jamais été aussi important que je parle à Lester ici et maintenant. Je vais confronter cette maudite banshee.

J'ai manipulé les ondes électromagnétiques pour faire sonner le téléphone de la fille qui était avec eux. Je m'occuperai d'elle plus tard, en attendant, je dois créer une diversion. 

"Tu n'entends que ma voix car elle détient la vérité. Tu es dévastée, tu dois partir quelques temps pour te ressourcer. Tu vas rentrer chez toi et y rester jusqu'à nouvel ordre. Avant de partir, dis à Neto que tu auras besoin de lui parler. Tu as déjà oublié ces mots, mais ton inconscient, lui, ne les oubliera jamais. Réveille-toi, et fais."

Je déteste faire ça, mais je n'ai plus le choix. Ses talons claquent bientôt contre les marches de l'escalier extérieur. Je reporte mon attention sur Lester et la banshee. Il est très animé, parle fort, s'énerve presque. Elle sourit. La tension monte. Elle le prend dans ses bras. C'est le moment. 

Je me suis matérialisée face à eux.

La banshee était nue. Elle s'est rétractée en position défensive, se couvrant comme elle pouvait avec un drap. J'ai lâché mon aura, elle a empli la pièce, et ses yeux de terreur. Lester est rentré en catalepsie.

J'ai pensé à dire quelque chose à la banshee, que je savais ce qu'ils préparaient, mais je me suis ravisée. Il est tout à notre avantage qu'ils en sachent le moins possible sur ce que nous savons d'eux. J'ai déchaîné mon énergie et plaqué la banshee contre le mur. Une vengeance toute personnelle. J'ai plongé mes yeux dans les siens, toujours frémissants, suppliants, presque. Elle ne disait rien, son souffle était court, elle n'a rien tenté pour se défendre. J'ai distordu l'espace et l'ai laissée dans une autre réalité, au beau milieu d'une lande qui s'étendait à perte de vue. Je l'ai regardée avec mépris, à quatre pattes dans l'herbe humide, sous le poids sourd d'une nuit éclairée seulement par la lune. Au loin se dresse un château en ruine. Il lui sera plus simple de retourner d'où elle vient plutôt que d'où je l'ai envoyée. Je ne lui ai pas adressé le moindre mot. Elle me lance un regard farouche et rempli d'incompréhension. Ma haine envers Karma grandit. Je suis retrournée dans la réalité alternative.


Lester. J'ai posé sa main sur sa joue et il s'est réveillé.

- Hé--


Mon doigt sur ses lèvres.


- Pas un mot et écoute-moi. Je n'ai pas beaucoup de temps. Vous devez détruire Shell Haven. Trouvez Karma et tuez-le.


Il m'a regardée les yeux écarquillés. La lande a pris la place de son appartement. Maintenant c'est mes pupilles qui sont dilatées.
La banshee. Elle m'a renvoyée ici plus tôt que je ne m'y attendais. Et évidemment Lester n'est pas avec moi. Je ne sais même pas s'il va se souvenir de ce que je lui ai dit.


J'ai quitté cette strate un peu triste, et déçue de moi-même. J'ai été rappellée. Il va falloir que je trouve une autre solution. Je crois que je vais ressortir celle du téléphone portable.