Où on fait la connaissance d'un antihéros décalé et de son monde bien à lui. Où on apprendra qu'il faut parler aux gens, même dans la rue.
Avec du suspense, des questions existentielles (au moins !) et surtout, surtout, une recette de cuisine pour épater tous vos amis, avant de finir en beauté avec une scène torride et un Chuck Norris Fact !
________________________________________________________________________________________________________________________________________
Â
- Ça commence.
En plein milieu de la rue, sorti de nulle part, il me parlait. Ce petit gamin Noir à la voix calme et posée et au regard étrangement profond pour un môme d'à peine une dizaine d'années dégageait une aura assez fascinante.Â
- Mais t'es qui, toi ?
- N'aie pas peur.
J'ai mis un peu de temps avant de réaliser ce qui se passait là . Il manquait une impulsion émotionnelle, du genre de celle qui envoie d'un seul coup le sang aux muscles pour permettre le combat ou la fuite. J'avais conscience de vivre un truc surréaliste, mais l'absence de réaction de mon corps indiquait que j'en avais rien à foutre. Pourtant, impossible de me sortir ça de la tête. Quand il m'a fait un clin d'oeil avant de disparaître, ça a été encore pire. Et évidemment y'avait personne dans la rue. Trop facile...
J'ai allumé une clope pour mieux réfléchir et pris le chemin de l'appart. Mon tableau ne présente aucune prédisposition aux hallucinations, cette manifestation est donc forcément extérieure à moi, même si je ne peux pas le prouver, faute de témoins. J'ai lâché un soupir enfumé dans l'air un peu humide qui glaçait l'étendue grise, rouge et noire qu'était Boredom City. La nuit commençait à tomber et sous la lune brillante, mes souffles prenaient une apparence fantômatique.
J'ai refermé la lourde porte en bois derrière moi et monté les marches de l'escalier qui montait jusqu'à chez moi. Cet appartement est vieux, mais doux et chaleureux. C'est un bâtiment qui a une âme.
Je me suis rallumé une clope à l'intérieur, et ai tournoyé un peu pour m'attraper un cendar et sortir mon téléphone portable tout en m'affalant dans le canapé en un seul mouvement.
- Docteur, j'ai une question à vous poser...Â
- Allez-y, je vous écoute.
- J'ai eu une hallu. Un petit garçon. Il était Noir.
- Vous pouvez étayer ?
Un truc qui m'énerve avec les gens trop intelligents, c'est qu'ils sont tout le temps en train de le montrer. Etayer, ça veut dire expliquer. Moi non plus je suis pas parfait, mais je vois un psy pour ça. Pas lui.Â
- J'ai vu un môme sortir de nulle part dans la rue, il m'a parlé et il a disparu après.Â
- Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
- "Ca commence".
Il y a eu un léger silence.
- Vous sortez à quelle heure demain ?
- 18h.
- Vous pourriez passer à 18h30 ?
Ce mec est plein de blagues.
- Je vais voir ce que je peux faire. Je serai pas en avance, hein...
- Vous serez là . Vous DEVEZ être là .
- Hein ?
Les plombs ont sauté, l'alarme s'est déclenchée, la communication s'est coupée, je me suis gratté le nez.Â
J'ai allumé un briquet et j'ai avancé à tâtons vers l'entrée pour remettre les plombs en place. "Vous DEVEZ être là ". Qu'est-ce qu'il voulait dire ?
J'ai réfléchi à ça alors que j'avais la bouche pleine de spaghetti bolonara. C'est pas banal, mais c'est ma spécialité. J'adore la carbona et la bolognaise, et comme je suis jamais capable de décider laquelle des deux je veux faire, je les mélange et ça donne ça. Je venais de passer une journée franchement bizarre, et le simple fait de manger une bolonara me réconfortait dans l'idée que tout n'était pas si tordu.
Le téléphone a sonné. Je l'ai attrapé d'une main tout en enfournant une bonne grosse fourchette de bolonara dans ma bouche.
- Chalut.
- Encore une carbolognaise ?
 C'était Solenne, ma copine. Un truc que j'adore chez cette fille, c'est qu'elle fait rien comme tout le monde. Un truc que je reproche à cette fille, c'est son père.Â
 - Ouais, ch'avais faim, et vu que t'étais pas là , je me chuis dit soyons fous...
- Dis, t'as changé tes cordes ?
 Putaindmerde. J'avais complètement oublié.
 - Euh non.
- Tant mieux, je t'en ai trouvé des Sharp, tu m'en diras des nouvelles !Â
Un truc que j'adore chez cette fille, c'est qu'elle a un talent monstrueux pour la musique. Un truc que j'aime encore plus chez cette fille, c'est qu'elle est vraiment imprévisible.
- Ah, merchi...
- Au fait, mon père m'a dit que tu l'avais appelé.
 L'enculé.
- C'est rien, tu sais...
- Il m'a dit que ça le préocuppait.
 Incroyable. Ma main au feu que ce mec n'a pas éprouvé de sentiments depuis la Terminale.
- Tu sais, si t'as un problème, tu peux m'en parler...
- Shosho, j'appréchie ton aide, mais tu comprends, ch'est ashez bijarre.
 Elle s'est mise à rire. Je crois que la seule raison pour laquelle une fille aussi géniale est avec moi, c'est parce que je parle souvent la bouche pleine.Â
- Bon, alors à demain soir ! Tu me diras comment ça s'est passé ! Je t'amène les cordes ! Bisous !
*SHCLIC*
Au moins, on a pas perdu deux heures à déterminer qui raccrocherait le premier, ça change.Â
En posant le téléphone, j'ai remarqué un drôle de détail : quelqu'un avait écrit DEUS EX MACHINA dessus. Faut que j'arrête d'inviter Kaz à la maison, la prochaine fois c'est ma basse qu'il va me pourrir.Â
 D'ailleurs, elle est où, cette coquine ? Derrière le lit, non ?
 "Incroyable, Patrick, Dan se lève, il fait un pas, puis deux, puis trois, il saute en l'air en faisant un quadruple axel, Rose, hahaha, quelle blague mon cher Patrick, et il attrape sa guitare !"
 C'est pas une guitare, c'est une basse. D'ailleurs les cordes sont moisies, vivement demain soir que je les change. Et faut vraiment que j'arrête de délirer avec Nelson et Axl Rose. Les Guns c'est fini, et c'était déjà le cas bien avant  Chinese Democracy. Tiens, allez, je vais m'envoyer un p'tit Burn My Tree, j'aime bien jouer ce truc. J'ai écrit le texte y'a quelques années, et la musique l'année dernière, mais ça, lecteur tu t'en fous pas mal.Â
Au moment de ranger ma basse, j'ai remarqué un gros L sur le dos de l'instrument. Décidément, le rouge est à l'honneur, ce soir.
Mon téléphone sonne, je viens de recevoir un SMS de Kepa qui me dit que le Rouge avance. J'ai pas très bien compris pourquoi tout le monde faisant une fixation là -dessus.
Il me faudra attendre le lendemain pour croiser Kepa, qui eut la bonne idée de m'expliquer ce qu'était le Rouge.
- C'est un festival du film qui a lieu tous les ans. Ca s'adresse aux lycéens et aux étudiants, et à chaque fois, il y a une contrainte différente.
- Et cette année c'est le rouge, et étant donné que la contrainte est une couleur, ça doit se retrouver soit dans le scénario du film soit dans l'esthétique.
- Quelle puissance inférentielle. C'est la classe...
Ok, voilà qui est net dans ma tête. Mais c'est pas une raison suffisante pour en mettre partout dans mon appart. Le mystère reste entier.
Â
Le soir venu, je suis allé chez mon (futur) beau-père.
- Salut, doc !
- Salut, jeune fou ! Raconte-moi tout.
 Venant de lui, j'ai connu pire comme entrée en matière. Toi, t'as quelque chose à me demander...
 - Comme je vous l'ai dit au téléphone, j'ai vu un gamin qui n'existe pas.
- Tu dis ça parce qu'il a disparu ?
- Parce que mon corps n'a pas réagi. J'avais conscience que c'était surnaturel, mais j'en avais rien à foutre. C'est donc forcément une hallu, mais ça colle pas avec mon tableau.
Le doc est resté silencieux. Il fait souvent ça quand il me cache quelque chose.
- Avais-tu bu, fumé, ou quoi que ce soit avant de le voir ?
- Non...
- Relation sexuelle trop longue la veille ?
Donc Solenne était aussi fatiguée que moi hier. J'aime pas ce ton intrusif.
- J'ai pas vu Solenne depuis trois jours...
- TU ABUSES DE SA CONFIANCE ?!
- Non ! Non.
 T'ain, ce type détourne des pilules... Si j'étais pas amoureux de sa fille, il serait pas le seul à taper sur la table.Â
- Calmez-vous, doc. Vous avez quelque chose contre ça ?
- Si t'insistes, je peux te mettre sous antipsychotiques, mais j'ai pas envie de bousiller si tôt la jolie cervelle de mon futur gendre. Et de toute façon, Solenne me le pardonnerait jamais.
Ma parole, ce mec vit que pour sa fille...
- Je suis tenu par le secret professionnel mais je te mentirais si je te disais que tu es le premier à me parler de ça. Quelque chose est en train de se produire...
- Quoi ?
Il dégagea son regard.
- Je ne sais pas. Tu connais le proverbe, tout arrive pour une raison. Fais-moi signe si ça se reproduit.
Ben voyons... N'importe quel autre docteur m'aurait envoyé à l'hosto (réponse A), bourré de médicaments (réponse B), interdit d'approcher sa fille (réponse C), ou les trois à la fois (réponse D). Lui, non. A croire qu'il s'en fout.
Il a refusé mon chèque.Â
- C'est ma tournée !
Il souriait, comme pour faire diversion. D'un point de vue clinique, ce que je viens de penser serait une preuve de la résurgence de la paranoia en tant que forme prise par mon obsession de compréhension et de profondeur. Oui, d'un point de vue clinique je suis bon à interner, oui. Mais de mon point de vue à moi, je vois ce que les autres loupent. De mon point de vue à moi, c'est parce qu'ils sont creux que mon désir de comprendre me rend différent. J'ai pas dit mieux. Cela dit, que saurait le doc de cette hallu ? D'autres personnes ont pu en avoir, mais a-t-il un moyen de les lier à moi ? Est-ce que ce n'est pas plutôt un truc universel ? Ou alors sait-il quelque chose que j'ignore ?...
J'ai sorti une clope et me suis adossé contre un mur, juste devant son cabinet. Sûr que le petit Noir va revenir.
- Je t'attendais.
- Et tu penses que je suis apparu parce que tu as pensé à moi, et que je suis donc une hallucination sur laquelle tu as une emprise ?
Il avait mis dans le mille. Je pouvais rien répondre. J'ai senti ma gorge s'assécher et mon coeur s'est mis à battre plus vite.
- Je suis venu te prévenir.
J'ai gardé le silence. Mes yeux le pénétraient.
- Ca commence. N'aie pas peur.
- Ca fait longtemps que j'ai plus peur du noir, tu sais...
 Le gamin s'est mis à rigoler. Il a dû croire que je me la jouais macho-super-héros. Le genre qui n'a peur de rien et qui fait rêver les ménagères, même si j'ai aucune idée de l'effet que je peux bien leur faire.
J'ai tiré longuement sur ma clope pour que la nicotine me détende suffisamment vite.
- Je suis pas fou, on est d'accord ?
- Non.Â
- Alors dans ce cas, tu existes ?
- Pas autant que toi, mais j'existe.
- T'es pas un produit de mon esprit. D'autres personnes t'ont vu.Â
- Mais je ne me montre pas à tout le monde.
- Et pas forcément de la même façon ! Donc t'as pas de forme stable, pas vrai ?
- C'est ça, dit-il en souriant. Je suis content que tu comprennes.
- T'es venu chez moi ? C'est toi qui as écrit sur mon téléphone et sur ma basse ?
- Non. Et non. Désolé.
- Le sois pas, c'est ce que je pensais. Ca me rassure un peu. D'où tu viens ?
- Je viens du futur.Â
Mon coeur s'est glacé, le sang battait à mes tempes. Ce gamin était à la fois mystérieux, fascinant, terrifiant et... sympa.
- Mais qu'est-ce que tu fous ici ?
- Je suis venu te prévenir, sourit-il à nouveau.
Â
Le gamin disparut. Mon coeur a retrouvé sa température normale mais le sang battait toujours comme s'il avait l'intention de me tuer. J'avais sacrément mal au bide. Je suis rentré chez moi à pied, l'air m'a fait du bien. J'ai pas mal réfléchi pendant le trajet. En poussant la lourde porte en bois, je me sentais plus léger. C'est devenu encore meilleur quand j'ai refermé celle de mon appart. Une tornade brune m'a sauté dessus.
- Tu sais que t'es en retard !Â
- Dis ça à ton père...
- Je m'en fous ! Depuis quand tu fais attendre les jolies filles, hein ?
Les lèvres de Solenne ont un avant-goût de paradis. Et le reste aussi.Â
Bon. Je lui dis ou pas ?
 - Soso, faut que je te dise un truc.
Elle sortit sa main de mon pantalon et me regarda avec des yeux ronds.
- Oui ?
- J'ai vu un gamin hier. Il m'a parlé et il a disparu.
- Moi aussi.
Ah ben ça, c'est fort.
- Comment ça, toi aussi ?
- Je l'ai vu. Un petit garçon Noir. Il m'a parlé de la fin du monde.
 Ah carrément. Et ça la laisse froide. Enfin, ça la refroidit pas, plutôt.
 - Qu'est-ce qu'il a dit d'autre ?
- Qu'il existait pas vraiment. Que je devrais pas chercher à comprendre, parce que les réponses viendraient. Je trouve ça plutôt cool, moi...
...Â
 La vache, faudrait qu'on m'explique. Si je trouve le mec qui écrit mon scénario, dans l'envers du décor, je lui casse les dents.
 - Qu'est-ce qu'il t'a dit, à toi ?
- Un peu pareil... Mais il a pas parlé de fin du monde.
Â
- Peut-être que vous avez mal écouté !
Â
On s'est retournés tous les deux en même temps. Solenne était blottie contre moi, et quand je me suis levé pour m'appuyer contre la porte, mon pantalon est tombé. Dommage que vous ayez pas été là , c'était assez marrant à voir. Ce qui était moins marrant, c'est qu'un type d' 1m90 se tenait juste devant nous. Il était habillé comme Hugo Weaving dans V pour Vendetta, sauf qu'il ne portait pas de masque. Il jeta un regard amusé à mon fute.
 - Désolé de troubler de si charmantes retrouvailles, les amis, cependant il est de mon devoir de vous informer d'une chose primordiale qui revêt donc de quelque importance, si vous me suivez.
On l'a regardé sans parler. J'ai serré le poignet de Solenne dans ma main en espérant qu'elle n'ait pas la bonne idée de lui mettre un direct dans la tronche. Quoiqu'il le mériterait. Il sortit une lettre de sa poche, l'ouvrit et nous la lut :
 - Mademoiselle, Monsieur. Par la présente, je vous informe que la fin du monde est proche.Â
 Le type se transforma en lapin et sauta par la fenêtre.
 - T'as vu ça ? C'était lui ! C'était le gamin Noir ! Il existe pas complètement, donc il peut pas prendre d'apparence fixe !
- C'est génial, non ? Tout le monde va disparaître, sauf nous ! Du coup on va pouvoir baiser comme des bêtes jusqu'à la fin du monde ! Enfin débarrassés de ces cons ! T'imagines, on va repeupler la terre !
- Solenne, t'as entendu ce que j'ai dit ?  Et puis rien ne dit qu'on sera les seuls à survivre...
- Mais c'est génial, attends, tu te rends pas compte ! On sera plus obligés d'aller à la fac pour se trouver un boulot de merde ! On pourra rester à la maison ou partir voyager super loin, on pourra enfin être libres ! Libres, tu te rends compte ?
- Tu m'écoutes ?
- Libres de vivre, libres de baiser, libres de faire ce qu'on veut, libres d'être enfin nous-mêmes, tu comprends ?! C'est génial, c'est génial, c'est génial !!!
- Heu Solenne ?
Elle arrêta de sauter partout et m'adressa un regard faussement innocent.
- Oui ?
- Tu devrais voir un psy.
J'étais complètement dépassé par la situation, et elle, elle pensait principalement au sexe. Incroyable...
Enfin, elle a mis son idée à exécution, et ça m'a permis d'oublier un peu tous ces trucs. Plus tard dans la soirée, elle m'a avoué qu'elle avait peur. Plus tard dans la nuit, je lui ai dit que c'était normal, que n'importe qui aurait eu peur devant ce mec, même Chuck Norris.