Quand je dis qu'il a fallu que je meure pour enfin donner un sens à ma vie, mes interlocuteurs ont tendance à prendre ça pour un paradoxe insoluble, c'est pour ça que je ne l'ai jamais évoqué jusque là.

Cette histoire a commencé un jour comme trop d'autres. La solitude, mon travail affrayennuyeux dans l'administration centrale où je passais 12h de ma vie à me permettre de pouvoir rentrer dans mon appartement miteux où je me ferai réchauffer le repas surgelé que je n'avais pas eu le coeur de finir la veille. Je toussais, j'étais malade tout le temps, mes sinus étaient en permanence congestionnés depuis une dizaine d'années, depuis que je faisais ce métier pourri. Mon psy, qui avait rarement vu des dépressions si noires - mais je crois qu'il voulait plutôt dire "une vie aussi merdique"- m'a conseillé les sites de rencontre. Quand j'eus fini de rire, il se ravisa et me parla de la méditation. Dommage, je n'avais plus le souvenir d'avoir déjà ri comme ça. Il disait que ça me changerait la vie, que ça changerait mon rapport au monde. Au fond, j'espérais surtout que ça me donnerait le courage de changer de vie, de réaliser ce lancer franc qui transformerait mon univers et prendrait la forme d'un jet fier de lettre de démission sur le bureau du patron, un sourire narquois déternissant mes traits qui ne cesseraient de s'illuminer à mesure que je réaliserai mon rêve de parcourir le monde.

En attendant j'étais dans la dépression jusqu'au cou, alors j'ai décidé de suivre le conseil de mon psychiatre et j'ai débuté une initiation à la méditation. C'était une sensation si nouvelle qu'elle venait tout redéfinir. Je suis devenu accro, comme on peut l'être à la coke ou l'héro. Mes sessions duraient de plus en plus longtemps, et bientôt je perdis toute notion du temps, moi qui avais pourtant passé plus de quarante ans à définir la ponctualité. Je découvris la vie sans aucune notion absurde pour venir l'entraver. Je découvris l'essence de mon âme, qui m'apprit entre autres qu'il était possible d'exister autrement que par le stress, et que d'avoir une vision à 360 degrés était après tout quelque chose de très naturel. Je découvris qu'il était possible de ressentir des choses d'une puissance qu'aucun mortel ne pouvait imaginer. Je découvris que la réalité ne se limitait aucunement à ce que nous percevons. C'est cette découverte-là qui fut déterminante. Plus que l'absence de stress, plus encore que la sensation de liberté, au-delà de l'amour inconditionnel et transcendental. La vie m'a frappé de toute ses forces quand j'ai quitté le monde sensible et a fait de moi un homme nouveau. Il y a d'abord eu celui qui découvrit le sourire au travail, puis celui qui s'avéra être un compagnon agréable avec qui passer ses soirées. Finalement il y eut celui qui n'avait plus besoin de son corps. C'est celui-là qui est de loin le plus intéressant.

A force de voyager dans les strates, je fis une découverte qui changea ontologiquement mon existence. Mon âme, durant un transfert astral, tomba sur un champ d'énergie gigantesque et doré. Je n'avais jamais rien vu d'aussi immense, même dans mes incursions précédentes. Il avait la taille d'une dimension, et en contenait une lui-même. Tant d'énergie m'attirait irrémédiablement. Je voulais me plonger dans cette masse de puissance, m'y perdre, m'y noyer, et je le fis sans hésiter. Une supernova aurait été plus petite que ça, mais je n'eus pas l'ombre d'une peur ni le début d'un doute.  

Elle m'a avalé comme on gobe un Tic-Tac. J'ai senti l'espace se distordre, et avec lui chaque centimètre carré de mon être primordial. J'ai vu des couleurs qui n'existaient pas, entendu des sons qu'il serait purement impossible de synthétiser, de concevoir, ou même d'entendre en étant humain. Le son et la fureur, qui bien vite se révéla comme le son de la fureur, une énergie accumulée depuis des millénaires, dont le cycle continue encore de régir le monde. Le Karma.

A ma grande surprise, mon âme, et donc ma conscience, survécut. En plongeant en elle, j'avais partagé sa nature. J'étais devenu le Karma. Je m'étais uni avec la divinité primordiale, et ce faisant, lui avais donné la conscience qui lui manquait et qu'elle avait toujours attendu, depuis le commencement de l'Univers et jusqu'à cet instant. J'avais été appellé. Ca ne pouvait être que moi. Il fallait avoir connu le pire pour pouvoir connaître le meilleur. J'étais le juste qui avait été choisi. Nous avions maintenant une forme sensible, et non plus seulement éthérique. Le monde d'où je venais ignorait tout de ce que je vivais, jusqu'à la possibilité de son existence. Les humains se perdaient, dilués dans la contre-alichimie pourtant mise en évidence des siècles plus tôt. Ils devaient être sauvés. Sauver les humains reviendrait à sauver l'Univers. 

J'allais avoir du travail, et je commençai par remonter le temps afin d'inventer l'administration.

Une fois les paradoxes temporels résolus, Shell Haven vit le jour. Je partis dans les strates oniriques et recrutai mes permiers démons, ceux qui allaient travailler avec moi pour l'éternité et grâce à qui le monde ne sombrerait pas dans le chaos, indépendamment des erreurs des hommes. Le dernier recours était un déclenchement de la fin du monde bien spécifique, mais ça, je crois que vous le savez déjà. Je recrutai également les damantes et les banshees, dans des dimensions mythiques qui furent (ou seront, suivant comme on se place) liées au réel. Pour le bien de l'Univers, je mentis à mes nouveaux associés à qui je venais de toute façon d'offrir Shell Haven, en leur cachant les altérations que j'avais apportées à cette réalité. Je me sens dans l'obligation d'avouer qu'en dépit d'être maintenant une divinité omnisciente, j'ignorais l'impact de mes actions sur la structure même de l'Univers.

Lors d'un voyage dans le bas-astral, la dimension des enfants morts et des suicidés, j'ai rencontré celui qui deviendrait bientôt mon premier lieutenant et le gardien de Shell Haven. Il était autrefois un homme passionné, vivant ses émotions d'une intensité que peu d'êtres peuvent se targuer de connaître, et obsédé par des questions sur la nature de la réalité et de l'Univers. Il avait mis fin à ses jours en découvrant qu'il serait totalement logique de considérer que le monde n'existe pas. Je lui ai montré en quoi il avait raison de croire ça, et en quoi il avait tort. Il m'a donné sa loyauté immédiatement, et elle fut sans faille jusqu'à ce qu'il découvre le mensonge sur lequel était construit ma stratégie pour sauver l'Univers. Je dus le bannir, et le renvoyai dans la dimension où je l'avais trouvé. Si l'idée que tout ça était faux s'était répandue, Shell Haven serait tombée, et avec elle, l'intégralité de ce qui existe et ce qui est. Cet évènement est, avec la fin du monde, la base de tout ce qui s'est produit depuis lors.