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Je sors du vortex pliée en deux. La déchéance et la puissance de la réalité s'emparent de moi alors que la solitude et la tristesse m'enveloppent. Le destin me prend au corps et m'obsède jusqu'au fond de mon être. Je n'ai pas mon mot à dire. Je ne l'ai jamais eu, ça n'a jamais été qu'une illusion.
C'est ici que tout commence. Je ne peux pas me plaindre, j'avais été prévenue. Peu importe à quel point j'avais refusé d'y croire, me voilà face à la réalité. La fin du monde, la compression temporelle, le vortex, absolument tout.
J'ai merdé. J'ai grave merdé. Dans un futur proche, j'aurai tout foutu en l'air et il n'y a plus moyen d'y couper. J'aurais dû lui dire. Parier sur lui, sur sa confiance inébranlable en moi, sur son amour, notre amour. Â
J'avais peur de moi, mais j'étais si bien dans ma zone de confort que j'arrivais presqu'à oublier. Anesthésiée. Dans une paix artificielle presqu'authentique. Si longue, si confortable, et pourtant au final pour si peu, seulement quelques années que le temps effacerait dès l'instant où il se replierait sur lui-même. Â
J'aurais dû lui dire, et c'est pas comme si j'en avais pas eu mille fois l'occasion. Les choses qui nous semblent importantes ont une fâcheuse tendance à se relativiser d'elles-mêmes à partir du moment où il est question de compression temporelle dans un futur proche.
J'espère qu'il comprendra. Qu'il ne m'en voudra pas trop d'avoir foutu en l'air la vie normale qu'il avait tant voulue. Qu'il acceptera de croire que je partageais ce désir, que j'y avais cru, tout en sachant pertinemment que la réalité menaçait à chaque instant de nous exploser à la face.
D'ailleurs je ne pensais pas que ça serait si doux, si fluide, finalement. Ca ne changeait pourtant pas grand-chose à la sensation flippante d'être une actrice montant sur scène en étant la seule à avoir lu le scénario mais sans avoir eu le temps d'apprendre son rôle.
Je tousse mes larmes alors que tout commence vraiment. Mes mains frappent sur les pavés et des cris de rage s'échappent de ma gorge. Dans un sursaut de force, je lève les yeux vers le ciel désespérément noir, à peine éclairé par une lune factice. Pas celle qu'on a connue en tous cas. Mon poing s'envole sous la colère et vient exploser la vitre du meilleur magasin de musique de la ville, me remplissant autant d'amertume que de nostalgie.
C'est là que je l'ai rencontré pour la première fois. C'est là que j'ai infléchi son destin s'il n'est pas celui que je crois, que j'espère qu'il est. Dans tous les cas je me sens responsable. Foutue Solenne Carpentras qui fout tout en l'air à vouloir elle aussi une vie normale.
Ma mère est morte quand j'étais ado. C'était une dame sage, cultivée, particulièrement intelligente et sportive. Elle écrivait beaucoup, méditait presqu'autant et a toujours dégagé une aura de douceur et de paix incroyable, marquant dans leur mémoire chaque personne qui la rencontrait. Quand j'étais petite, je croyais qu'elle était une ange. Jamais je ne l'ai vue hausser le ton ou se mettre en colère. Peut-être en était-elle vraiment une.
Elle savait que la fin du monde aurait lieu, et à sa façon pour le moins singulière, elle a tout fait pour m'y préparer.
La compression temporelle, mon rôle de gardienne, le double univers maintenant en équilibre la réalité, le temps prisonnier de ses propres reflux mais courant inévitablement à sa perte, sa dimension se retournant sur elle-même comme un insomniaque contorsionniste; tout ça et bien plus encore furent consignés dans un livre rassemblant l'ensemble de ses connaissances, qu'elle alla jusqu'à éditer en un seul exemplaire que mon père m'a remis à l'occasion de mon dix-huitième anniversaire, plusieurs années après sa mort.
La préface m'a bloquée pendant plusieurs jours, et pas seulement à cause du côté "carte d'anniversaire post-mortem". Elle me demandait pardon de devoir partir si tôt, et qu'aussi injuste que ça puisse l'être, elle l'acceptait, parce que ça faisait partie de son rôle, tout comme il allait falloir que j'accepte le mien.
Mais comment accepter qu'elle soit morte d'un cancer alors qu'elle ne buvait pas, ne fumait pas, et qu'en plus de ça elle était toujours énergique, enjouée, joyeuse, pleine de vie, et exempte du moindre atome de haine ou de colère ?
Ca n'avait aucun sens, encore moins que d'attendre de moi que j'endosse un rôle dont je ne sais rien et pour lequel je suis censée avoir été créée. C'est pourtant ce que j'ai fait, comme pour m'y préparer. J'y reviendrai.
Dans son livre, Maman me racontait sa vie. Son rôle, sa nécessité de méditer pour maintenir le cycle, pérenniser les connexions entre les univers, tout en s'occupant de celui-ci en tant que législatrice primordiale. Elle disait que des êtres comme elle existaient depuis la nuit des temps, et qu'elle était désolée pour moi que ça soit tombée sur elle. Â
Je n'y comprenais rien à l'époque, et pas davantage maintenant.
Selon elle, tout était interconnecté, car tout n'est qu'une seule chose. Cette idée-là  m'a hantée pendant chaque année qui m'a séparée de ce moment où je me suis figée en statue de sel avant d'être réveillée par Dan. J'étais peut-être la seule à avoir pris conscience de la compression temporelle et à n'avoir fait qu'une avec le temps. J'avais pris ça comme un rêve, mais avec la certitude que tout ce dont il était question dans ce monde onirique aurait une résonnance avec ce qui se passerait après, quand on sortirait du Krakatoa pour affronter le grand méchant monde de la fin des temps.
Ma mère était une mystique, capable de voir les auras, de lire les âmes, et d'entrer en contact avec des êtres d'autres dimensions, morts ou vivants. D'après mes souvenirs, elle parlait dans ses écrits d'une spirale en forme de 8, qu'elle comparait aux brins d'ADN pour le côté conglomérat d'informations. Elle parlait de destin, de karma, de libre-arbitre, de lutte entre les énergies hors de tout manichéisme et je n'y comprenais strictement rien, au point de me dire qu'elle s'était peut-être laissée abuser par une secte ou une connerie du genre, ou pire encore, que ses trips mystiques l'aient purement et simplement altérée mentalement; et ce doute a été pour moi une grande force quand il s'est agi de profiter de la vie en oubliant d'attendre la date fatidique ainsi prédite.
Une force toute relative, puisque j'ai été aveuglée par ma colère, à la fois celle de son décès et de cette "mission" qu'elle m'imposait, ce qui ne m'a pas aidée à me préparer correctement.
Un abri antiatomique, non mais quelle blague...
Encore un reflux de ma volonté de ne pas y croire, comme cette jeune Solenne, qui, 6 mois après sa première lecture du livre, usée par cette fuite excessive, à bout de nerfs et à court d'énergie, entra dans un autre monde pour la première fois.
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Au fond de ma chambre, malgré les larmes qui me brouillaient la vue, toutes les couleurs paraissaient beaucoup plus chatoyantes. Je voyais des ondes s'échapper de moi de temps à autre. Si je me concentrais un peu, je les voyais plus distinctement, et en permanence. La réalité s'augmentait d'une nouvelle dimension.
Je sentais une chaleur douce et apaisante dans mon ventre. C'était agréable. Le portail s'est ouvert. C'était la première fois que j'en voyais un. Je m'apprêtais à passer au-travers.Avant de le traverser, je me suis rappelée de ce que disait Kepa au prof de philo, à propos de Socrate ou Platon, je sais plus : «Si le monde des idées est un monde parfait, et le nôtre une simple copie imparfaite de ce monde, pourquoi on n'y a pas accès ?».
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Le prof avait répondu qu'il pouvait y avoir plusieurs raisons : La première, c'est que ce monde des idées n'existerait pas. La deuxième, ce serait que notre condition d'humains ne nous permettrait pas de nous sublimer suffisamment pour y avoir accès. La troisième dirait que ce monde est immatériel, donc que notre monde matériel n'est qu'une illusion, et donc par essence, limitante. Une illusion qui ne serait qu'une image déformée du réel, et qu'il faudrait donc transcender pour atteindre ce dernier.
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C'est par cette expérience que j'ai compris que nous avions tous une origine mystique, mais à différents niveaux, ou en tous cas de différentes façons, ce qui donnait tout son sens à cette notion d'anamnèse.
Je nageais dans le monde des âmes, au-delà de la quatrième dimension, celle du temps. J'expérimentais à la seconde une infinité d'évènements que j'étais trop subjugée pour comprendre, l'éther équarquillé et le coeur en fête. Je plongeais délectée dans le plus doux des océans, virevoltant dans le plus tendre des espaces, qui avait pour base un énorme tourbillon formé par deux immenses branches qui soutenaient l'Univers, dégageant une puissance énorme, calme et apaisante. Je sentais au fond de moi que j'appartenais à cette force, ne serait-ce que parce que j'avais contribué à la façonner, d'une manière ou d'une autre.C'était épique. Je vous le dis comme je le ressentais, et comme je l'ai ressenti à chaque fois que j'y suis retournée. C'était dingue de vérité.
Le retour au réel n'avait rien à voir. Plaquée dans le terne, la demie-mesure, c'était frustrant. Passer d'un tout intense à un univers de rien, ça te sape le moral à la bombe nucléaire et t'ouvre grand la porte aux doutes, à la remise en cause, à l'hypothèse de la folie. De la surcompensation psychotique, du délire, de la perte de contact avec la réalité, de la maladie, de la dépossession de soi.
Boom dans ta face, copine. Â
Mais le pire dans tout ça, c'est que l'illusion n'était pas là où on pouvait le croire. Ce que j'avais vécu était plus que réel, tant mes plongeons dans l'astral que mes irruptions dans la sphère interne de la réalité. Et je n'avais ni descendu un verre dosé la veille au soir, ni troué le tissu du monde. Alors je commençai à me sentir seule, quoique plus qu'humaine - car c'était véritablement le cas - et à devoir gérer ma vie comme ça. Pourtant, un évènement allait m'accorder avec tout ça : Ma rencontre avec Dan.
Par hasard, nécessité, concours de circonstances, ou parce qu'il ne pouvait en être autrement, ou encore tout simplement pour une raison que j'ignore, et qui doit dépendre de Dieu, s'il existe. Déterminisme, destin, causalité, fatalité, tous ces concepts se mélangeaient dans mon esprit, et malgré le chaos improbable qu'ils semblaient créer, j'avais la conviction intime de voir au-travers.
Un authentique Deus Ex Machina. Une facilité de scénario si énorme et dingue qu'il faut la vivre pour y croire. Â
Même quand votre propre mère décédée me l'avait annoncé des années avant que ça n'arrive. Elle aurait pu le nommer que ça n'aurait rien changé à l'impact émotionnel, tant elle avait été précise sur ses caractéristiques, au demeurant plus qu'atypiques. Ca pouvait pas être un coup d'esbroufe à base d'effet Barnum. Elle avait même prédit qu'il voyait mon père pour une thérapie des plus spéciales. Â
Et moi j'étais là -dedans, plongée dans ce marasme de prédestinations, de prédéterminations, ce chaos entropique en forme de bon gros fuck à l'ordre établi, victime de mon propre bonheur programmé, mais néanmoins putain de réel. Parce qu'autant être honnête, je ne me serais jamais donnée comme ça au premier venu. Il en faut des qualités pour mériter mon amour. Et même plus que ça. Je suis Solenne Carpentras, après tout.
Je l'ai rencontré d'une manière miraculeuse, sans qu'on ne se soit cherchés. Il connaissait Seb, mon batteur que j'aimais comme mon frère, ainsi que mon guitariste, Pierrot, avec qui il avait été à la fac. Mieux encore, on avait justement besoin d'un bassiste et il était l'outsider bienvenu, le charisme en prime, en plus d'un certain potentiel de séduction qui ne me laissait pas indifférente, entre sa maladresse et son génie, sa sensibilité et son détachement certain du monde réel. J'adore les paradoxes, je ne pouvais pas lui résister. Et là , je parle de manière purement rationnelle, parce que le feeling qu'on a partagé le jour de notre rencontre, à Prima Cordes, était si intense qu'il faisait parler nos âmes entre elles, à tel point que je suis sûre et certaine que ce fut à cet instant que nous sommes tombés amoureux, même si nous avons déployé des quantités d'efforts pour nous le cacher mutuellement.
On avait besoin l'un de l'autre.
J'ai pas pensé à la fin du monde quand on a commencé à sortir ensemble. J'ai pas pensé non plus que je risquais de l'embarquer lui aussi, et encore moins aux prédictions de ma mère sur lui. Plus encore, je refusais d'y penser.