Des accords de basse ont déchiré l'atmosphère. Deux par deux. De plus en plus forts et rapides. Nerveux. Assourdissants. Rythmique guitare / batterie imparable s'est posée dessus, consistante avec notre entrée.
Un hurlement encore plus grave que la basse a fait trembler ce qui restait de murs. J'ai allumé la mienne au cas où. Solenne a regardé son portable.Â
- Le temps s'écoule 4 fois moins vite ici.
- Ca va, il va pas nous attendre trop longtemps, Soda, sourit Kepa.
- Ouais ben c'est pas une raison pour traîner ici. Je sais pas ce qu'on fout là , mais je le sens pas, lâcha Neto, la main crispée sur son sabre.
- Personne se demande de quoi peut bien sortir un cri pareil ? demanda Sonia, qui commençait à perdre patience.
- Je crois surtout qu'il y en a pas un qui a les couilles de partir vérifier, lui répondit Lola avec un sourire sarcastique.
Un bruit d'éboulement se rapproche de nous. Réagir, vite.
- Pas besoin, souffla Neto. Courez, ça suffira.
- T'es fou ? On a pas fait péter le budget effets spéciaux pour rien !Â
Ignorant mon argument, Neto a détalé. Je lui aurais bien enflammé le crâne.
Ouh putain.
Je veux pas me la jouer blasé, mais depuis qu'on est ici, on en a vu. Mais apparemment pas tout.
Une créature de chair sanguinolente et musculeuse sort des décombres du mur qu'il vient de pulvériser. Ses petits yeux scrutent dans ma direction. Je soutiens son regard en priant pour pas me pisser dessus. Pourquoi il a fallu que je récupère mes émotions maintenant ? Le peu qui était revenu dans le "réel" était déjà pas évident à gérer, mais là ...
- Courez, dis-je de la voix la plus calme que j'avais en stock.
- Ouais. Courez, a asserté Kep. On vous couvre.
J'ai été surpris. Agréablement, aussi.
Le streum faisait bien six-sept mètres de haut, sur quatre de large. Peau grise et décharnée, à vif par endroits. Quelques gouttes de son sang viennent abreuver les décombres qui l'ont fait couler.
Il a pas l'air très content. Comme pour me confirmer cette idée, il a rugi une fois de plus et son souffle putride nous a poussés en arrière, glissant sur la terre meuble.
Et là c'est le moment où tu regrettes amèrement d'avoir voulu jouer les héros. Je sais pas pour lui, mais moi, j'ai les tripes qui dansent et le bide en bordel. Lenne se fait lourde. Et merde, manquait plus que ça.
Kepa travaille la bête au corps façon taureau par les cornes et moi je suis incapable de brûler. Pas faute d'essayer. Putain de boulet.Â
Il s'est pris une baffe qui l'a fait voler dans la lande environnante. Gargantua me charge. C'est la fin. C'est la fin et je serai resté en retrait jusqu'au bout. Prier pour que Kep soit encore en vie. Arrive pas à m'énerver, ni à brûler. Je sers vraiment à rien. Au moins les autres ont pu partir.
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Putain Dan reste pas là les bras ballants avec ta basse trop lourde, tu me fais pitié.
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Le sacrifice sera pas vain.
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Putain mais t'as fini ouais ? Bats-toi !Â
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Â
La créature de Frankenstein me percute. Je serre Lenne à deux mains de toutes mes forces, comme pour la protéger, avant, pendant et après le vol. A mon tour d'être dans la lande. Je vois pas Kepa et j'ai mal à tout le corps. Pas possible de me lever. En même temps je peux pas y voir grand chose d'où je suis. Merde, je vais quand même pas me laisser tuer sans porter un coup. Ca se fait pas, ça.Â
Je commence à m'aigrir. Une flamme taquine le bout de mon doigt. Last cig before death ? Don't bet on it.
Je me suis redressé en hurlant de tous mes os craqués en même temps. Tremblant, j'attrape mon paquet de cigarettes et m'en cale une entre les lèvres avant de retomber lourdement sur le dos. J'ai mal, bordel.Â
Essaie de me détendre et de me calmer, de profiter au possible de chaque bouffée pour me dégager de la douleur, l'éloigner au maximum.
RAAAAAH. Putain !!
Je balance ma clope dans l'herbe, excédé. Me relève à nouveau, les os qui re-craquent de toutes parts, mon cerveau me crie que je suis pas en meilleur état qu'un meuble Ikéa avant assemblage et que je vais plus trop tarder à finir au rayon pièces détachées de l'usine à rêves.
Fuck me to death. Les yeux sans doutes embrouillés par la douleur, je crois voir Pierrot me faire un thumb up. Transpirant, chaque muscle de mon corps tendu et les nerfs chauffés à blanc, je me relève, complètement cette fois. Le feu prend le relais. Sauvé.
Ma tête continue de tourner, mes os se replacent, les blessures se referment, même mes fringues retrouvent leur apparence d'origine. Va savoir pourquoi.
Je prends Lenne dans mes bras et la serre fort, reconnaissant et les yeux embués de larmes, en regardant la direction où j'ai vu Pierrot quelques secondes auparavant.
Ca fait tout drôle de retrouver tout ça. Je prends la colonne de feu direct pour le musée des horreurs, et je participe à la fête.
- Où t'étais passé ? me crie Kepa gladiateur face à l'absurde abberation scénaristique qui se trouve devant lui et s'avère pas avare en baffes non plus.
- En pause clope. On a dû se croiser.
C'était pas ma voix qui venait de parler. Trop sombre, presque caverneux, en tous cas trop rocailleux pour être moi. Ca venait de moi, mais c'était pas moi. Enfin, je crois.
- T'as rien ?
Boum. Gros taquet pour Flesh Godzilla.
- Non...'t toi ?
- Ca ira.
On frappe synchro. Il fait couler le sang, je le cautérise. La bête hurle. A deux c'est mieux.Â
Je joue au sculpteur de flammes. Avec Kepa on repousse les limites du stylé, et une infime partie de moi, bien au fond, n'en revient pas. Alors qu'on atteignait un nouveau palier de fun, deux types sont arrivés en courant, flippés et à bout de souffle.
- Baptiste !Â
- Enfin ! haleta l'autre, plié en deux, les amins sur les genoux.
- C'est quoi ce délire ? s'est énervé Kepa.
Encore brûlant, j'ai reposé ma basse.
- On en sait rien ! Et puis vous êtes qui, vous ?
J'ai compris, mais mes lèvres restent désespérément fermées. Le feu retourne progressivement dans mon coeur.
- On était à un concert, a dit Kepa. Il s'est passé beaucoup de choses pas explicables, mais on a fini par atterrir ici après avoir ouvert une porte à l'étage d'un bar.
- Vous aussi ? a dit Fred.
- Pink Babies, ai-je fini par lâcher.
- Tu nous connais ?
- Bien sûr abruti. Je suis dans le groupe que vous avez agressé. On sait toujours pas pourquoi.
Comme pour nous maintenir dans l'ignorance, c'est le moment qu'a choisi le streumon pour nous sauter dessus dans un spasme nerveux, après avoir gentiment dégagé ses potes qui le tenaient par les bras. Sympa pour eux.
Cette fois on a détalé comme des lapins. Kepa devait lui aussi sentir les effets de la fatigue et le besoin viscéral d'un mode d'emploi des réalités alternatives. Il me dépasse, je me sers des colonnes de feu pour réapparaître ça et là et garder un minimum de distance avec le géant de chair à la culture musicale douteuse, mais bien vite, je me rends compte que ça sert pas à grand-chose. Mes forces commencent à m'abandonner alors qu'ons 'approche d'une espèce de crypte. J'y vois pas grand chose, il fait trop noir, mais pas question de ralentir, ni d'utiliser le feu. Je bute donc contre deux murets, dix blocs de béton et cent cailloux. Pain's back. Génial. Kepa prend à droite au-dessus de la crypte et je plonge à l'intérieur. Je cours sur les tombeaux, le gros freak pas sexy toujours sur mes talons. Je crois qu'il m'en veut d'avoir pensé ça.Â
Mon bras me fait mal, Lenne devient beaucoup trop lourde et si je la tiens à deux mains je peux plus courir. Je retire tout ce que j'ai dit sur le budget effets spéciaux. On a rien à voir avec des superhéros.
J'ouvre une porte d'un coup de basse libérateur, poumons et spleen brûlants, et dans un dernier sursaut de force, saute par-dessus un muret pour me cacher derrière. Je retiens ce qu'il me reste de respiration. A peine le temps de compter cinq battements de mon diaphragme qu'un impact explose le mur voisin. Je me prends des éclats de terre plein la tête, les cheveux, le visage. J'entends la créature s'éloigner d'un pas lourd. Mon crâne bascule contre la paroi dans un soupir soulagé.
La Peur, Dan. Dan, la Peur. Vous vous connaissiez autrefois, mais vous vous étiez perdus de vue.
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