Soda a refermé la porte derrière lui. Il y eut une seconde de battement, puis tout se mélangea dans tous les sens. Les lignes droites devirent des courbes formant des rondeurs dansantes. Tout autour de moi se délitait, se déformait, ne ressemblait plus à rien. Tout ce qui m'entourait sautait dans tous les sens, comme si la réalité saturait.Â
Je me suis retrouvé dans un endroit que je connaissais très bien : mon ancienne prépa. On était à Camille Jullian, en plein Bordeaux, là où j'avais fini mes études de lettres. Dans le monde réel, quoi. Sauf que j'étais accompagné par une espèce de démon torse nu et que je n'étais pas venu ici depuis plusieurs années, ce qui donnait lieu à une ambiance aussi nostalgique que fantômatique.
- Raaaaah, j'me les caille, bordel !!
- T'es sensible au froid, toi ?
- Ma nature ne m'immunise pas à la température extérieure. Il me faut des fringues. On est où, là , temporellement ? Au dernier hiver avant la fin du monde ?
Je gardai le silence. Cet endroit commençait à m'emplir de mélancolie.
- Bon, d'accord, c'est un sujet sensible. Je vais me trouver des fringues, bouge pas.
A ces mots, le démon strié de rouge et noir plongea à -travers une porte menant vers une salle de classe vide.
L'étage était désert et Soda n'était pas très bruyant, mais je m'imaginais mal expliquer sa présence si un pion passait par là .
- On pourra en acheter plus tard, y'a des magasins dehors.
- En acheter ? Après la fin du monde ? Tu te fous de ma gueule ?
- On est pas censés être dans une réalité alternative ?
- Et qu'est-ce qui te dit qu'on est dans un passé ?
Ses mots me claquèrent à la gueule. J'avoue que je n'avais pas une idée très précise de ce à quoi ressemblait une réalité alternative dont son origine avait été détruite, et que je n'avais jamais pensé qu'il puisse exister plusieurs passés simultanément.
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Je le regardais s'affairer dans les classes, balançant par-dessus son épaule des fournitures scolaires dans tous les sens.
Est-ce que les autres sont ici ? Qu'est-ce qui leur est arrivé, si le monde a disparu ? Et concernant celui-là , qu'en est-il ? Qu'est-il ? Est-il seulement réel ?
Soda coupa court à mes autoquestions en se plantant devant moi d'un air triomphant.
- Haha ! J'ai pas trouvé mieux !
- On appelle ça un chemisier. Et c'est les filles qui en portent, ici.
- Je me disais bien que ça sentait trop bon... Mais rien à foutre, j'ai l'air trop stylé avec, alors J'LA GARDE !!
Soda démontait la gueule de la question du genre, mais j'ai entendu un bruit qui m'a forcé à nous ramener à la réalité. Des pas dans le couloir. Probablement des emmerdes.
- Cache-toi ! Ferme la porte et bouge pas !
- Hein ?
J'ai poussé Soda dans la salle de classe et j'ai claqué la porte le plus vite possible.
Les pas se rapprochaient. Ca craint...
Je ne vais pas dire que je suis un élève modèle, mais en général, je ne fous pas le bordel au lycée. Et vu que c'est une prépa, ergo l'endroit que j'ai choisi pour formater mon cursus... je risque de prendre cher. Dan et Solenne sauraient quoi faire dans des situations comme celle-là , mais moi, j'ai pas l'habitude d'y faire face. J'suis un type sérieux, merde.
Attends mais c'est n'importe quoi, ce que je dis. J'arrive vraiment pas à me faire à l'idée de la fin du monde, je raisonne encore comme si j'étais dans le réel.Â
Reprenons. On est logiquement dans une réalité alternative, mais elle peut être autant située dans le passé que dans le présent ou même le futur. Alors il y a peut-être des gens ici ? Peut-être les autres, ces fameuses âmes soeurs dont Soda parlait tout à l'heure au bar. Peut-être notre réalité à nous existe-t-elle toujours et qu'elle n'est simplement devenue qu'une réalité alternative de plus ? Peut-être qu'il y a au moins une putain de proba sur quinze milliards que mon raisonnement tienne la route ?
Non ?
Soda a claqué la porte distraitement et a fait un bordel pas possible.
- Courant d'air.
Il n'y en avait plus. La peur collée à mon ventre l'empêchait d'atteindre mes poumons.Â
Ce qui me fait face n'est ni un pion, ni un truc qui a quoi que ce soit à foutre dans une école, mais c'est sûr qu'il exhale des emmerdes à un kilomètre.
Marchant sur les mains, soutenu par des bras plus grands que son corps et balançant ses jambes trop courtes pour toucher le sol - et de toute façon trop fines pour porter un corps si grand - un monstre filiforme s'avançait vers moi.
Sa tête de la taille d'une balle de hand me fixait d'un oeil unique, vitreux, hagard.
Il était plutôt lent, mais la terreur me paralysait. J'ai enfin compris pourquoi les gens meurent si vite dans les films d'horreur, alors qu'en tant que spectateurs, nous comprenons tout bien avant eux, et savons exactement quoi faire, alors qu'ils se démènent et répètent cent fois les mêmes phrases et les mêmes erreurs.
J'ai enfin compris que la peur, c'est juste une histoire de point de vue, dont dépend notre réaction, et qu'il est primordial de prendre du recul dans ces situations de crise.
La scène est accélérée par la peur. Je sens mes membres trembler, le froid me mordre, mon estomac menacer de me liquéfier sur place.
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J'ai fini par réagir, et reculer. Mon dos s'est collé contre une poignée. J'ai machinalement tiré mon bras en arrière et ouvert la porte avant de me précipiter dans la salle derrière moi où Soda était en train de feuilleter des agendas bourrés de stickers multicolores, de lettres au marqueur et de dessins au stylo 4 couleurs, nonchalament assis sur une table.
- Quelles vies de merde.
- SODA, SODA !!
- Mmh ?
-Â Soda, c'est n'importe quoi ! Y'a un monstre dans le couloir !!
Sa réponse se limita à un lever de sourcil.Â
Il laissa tomber les agendas et autres petits papiers flashy et entrouvrit la porte pour jeter un oeil.
Tentant de maîtriser ma peur, je le rejoins et sentis une énergie particulière sortir de lui. Comme un genre d'aura, le truc qui indique immanquablement un être au dessus du lot.
Sans la moindre peur, Soda s'est approché de l'apparition d'un autre monde, les mains dans les poches. Je jurai aperçevoir un sourire désinvolte sur son visage. Les stries noires et rouges parcourant son corps se sont mirent à briller, et tout s'assombrit.
Il planta ses yeux dans ceux de la créature, qui s'arrêta.
Il tourna son regard vers moi :
- C'est pas à moi de faire ça, et tu le sais.
Le monstre lui a balancé son bras trois fois dans le visage et dans le ventre, lentement, en se tenant en équilibre sur l'autre.
Soda restait silencieux.
Encore une fois, la même chose. Des coups de plus en plus violents.
- Toujours pas.
Il l'attrapa dans ses mains et essaya de le broyer, ou au moins de l'étouffer. De terribles craquements éclatèrent le silence.
- C'est tout ?
Il cligna de l'oeil.
Soda attrapa le monstre à bras-le-corps et le jeta par la fenêtre sans l'ouvrir.
- Je t'avais bien dit que ce serait pas facile, lança-t-il à  mes yeux agrandis, mes sourcils froncés, et mes dents serrées.