On marchait vers le bar.
Ce qui nous arrive est hallucinant, y'a pas d'autre terme. Les limites du possible semblaient ineffablement s'effacer peu à peu, et un sentiment de toute-puissance m'envahissait. Je me sentais presque accompli, à part qu'avec Solenne, je nageais dans l'incertitude. Sébastien était devenu un ange, Sonia, de plus en plus difficile à comprendre, Sol, j'en parle même pas, et Kepa s'est avéré être un sabreur bourrin à la force colossale, bien loin du type placide, puis cool, que j'ai toujours connu. D'ailleurs il n'est pas encore revenu.
Bordel, on fait une belle bande de super-antihéros.
Et là on va chercher un sens à tout ce merdier, en s'enfonçant volontairement un peu plus dans l'inconnu. Dans nous-mêmes, j'ai l'impression. Mais peut-être que je fais seulement mon égoïste en pensant ça.
Solenne... J'ai toujours dit que cette fille était électrique. Et que Seb se la joue angel-style, ça me surprend pas non plus. Evidemment, tout ce qui a trait aux pouvoirs et aux monstres est super étonnant, et y'a des chances qu'on s'y fasse jamais vraiment.
Mais ça fait partie de nous, maintenant. De nos vies. De nos réalités.
C'est peut-être même l'expression la plus pure de ce qu'on est, comme on l'a vu avec ce drôle de clown qui nous a attaqués il y a encore pas si longtemps. Il m'a dit d'appliquer mon raisonnement aux monstres. C'est probablement nos fantômes, nos démons, nos peurs les plus intimes.
Depuis la dernière apparition, qui d'ailleurs a rien dit, on a pas croisé grand-chose. Rien, en fait, à part des ombres qui longent les murs et disparaissent dans les ruelles. Pas si inquiétant quand on est blindés niveau effets spéciaux, même avec des courbatures.
Derrière moi, j'ai entendu la voix de Neto. Un peu sombre, presqu'inquiète.
- Pourquoi tu m'as fait ça, tout à l'heure ?
- Tu l'as bien mérité, a claqué une Sonia glaciale.
- Y'a prescription, merde !
- Les amoureux, qu'est-ce que j'ai dit y'a 20 minutes ? a tranché Solenne.
- 'Tain ça se voit que c'est pas toi qui t'es frottée au corps-à -corps. Il t'aurait tuée directement si tu y étais allée dès le début. Remarque ce serait peut-être pas une grosse perte, après tout.
Décharge de rage primaire dans corps graisseux /substance à penser nommée cerveau. Pouvais pas ne pas intervenir. Le feu a parlé pour moi. Me suis retourné d'un bond et ai attrapé Neto par la gorge en le soulevant. Pensais pas avoir la force de faire ça. Pensées qui se bousculent, mais rien qui se transforme en autre chose qu'un gros râle. Feu qui parcourt mon torse et mes bras. Ne brûle toujours ni moi ni mes vêtements.
Neto ne dit rien non plus. Se contente de me regarder sans se déflier. Calme malgré son coeur qui bat plus vite et dénote une certaine crainte.
J'ai fini par le reposer. Essayer de reprendre le contrôle de mes émotions. Solenne me fixait façon "je t'analyse comme une dingue mais tu peux te gratter si tu veux que je t'en parle tout de suite, donc attends un peu, ce sera cool".
J'ai recommencé à marcher, un peu gêné, les yeux collés à la route.
Personne ne parlait.
Neto m'a rattrapé.
- Ecoute mec, j'suis désolé. Je pensais pas ce que j'ai dit, j'étais juste sur les nerfs avec tout ce qui se passe.
Il avait l'air sincère. Peut-être seulement l'air.
- Moi aussi, ai-je grogné plus ou moins gentiment.
- Faut s'y faire, on s'affranchit des limites de l'humain, là ...
- Ca fait une bonne raison de s'imposer des règles, ai-je claqué. Sonia, si tu fais de la merde une fois de plus, on pourrait ne pas si bien s'en sortir. Voire pas du tout.
- Donc le prochain qui merde mettra les deux doigts dans la prise, a assenné Solenne.
Ca peut paraître con mais je l'avais jamais vu si autoritaire, si femme. D'un seul coup, en une phrase, ses deux échecs précédents à se faire respecter avaient complètement disparu.
- Pour vous, la prochaine discute c'est au bar, a-t-elle terminé.
Transposez cette scène dans le réel que vous connaissez et vous la trouverez ridicule. Mais mettez-vous 5 minutes à notre place et vous comprendrez que parfois le moindre détail peut être une question de vie ou de mort.
Neto a eu un sourire amusé. Ma main au feu qu'il se dit un truc du genre "Et là notre couple improbable mais parfait va s'embrasser et restaurer la monarchie. Manque plus qu'un producteur au coin de la prochaine rue et on tombe dans la comédie familiale américaine et prévisible."
Sonia partageait son sourire. Surprenant.
On marchait toujours.
- On est pas trop loin. Essayez de vous maîtriser d'ici-là .
Le ton de Solenne était sans faille. Elle se tourna vers moi.
- Viens par là , faut que je te parle.
[De tes problèmes relationnels avec ton copain ? Quand tu veux.]
On est partis un peu en avant du reste du groupe, en doublant Soda qui restait avare en paroles pour le groupe, à l'exception de Seb avec qui il discutait. Je l'ai rarement vu aussi intéressé, d'ailleurs, sauf peut-être quand on parlait musique.
Solenne est restée deux-trois secondes la bouche ouverte, puis s'est lancée.
- Je sais que t'as plein de questions à me poser, pour comprendre et apaiser tes doutes. On parlera de ça au bar, c'est promis.
J'ai soupiré un "D'accord...", les incertitudes redoublées d'intensité.
- Qu'est-ce qui t'es arrivé depuis la fin du monde ?
Elle avait sorti ça avec la désinvoluture la plus complète. Je rêve.
- Pas mal de choses, au-je souri.
Je lui ai fait un résumé de quoi était fait l'océan d'inconnues dans lequel je nageais depuis des heures, peut-être une journée complète, même. J'avais perdu toute notion du temps. La nuit apparemment éternelle n'aidait pas.
Elle aussi m'a raconté ce qu'elle avait vécu. Pas mal de similitudes. Elle a revu Siko, est passée pas loin de la mort peu après -pour moi, c'était face à Sorel, l'espèce de clown, quand j'ai cru perdre mes cervicales et senti en une fraction de seconde mon corps se disloquer. Elle aussi a cherché à voir les limites de ses pouvoirs, à comprendre ce qui se passait. Elle a aussi mentionné des artéfacts, très importants selon elle, ainsi que Karma et Shell Haven, tout en restant assez floue.
Mr et Mme Voyons ont un fils, Ben.
Je vais quand même pas me mettre à douter de ma copine, quand même ?
Hé si, j'ai bien peur de devoir mettre nos 2 ans de bonheur trop parfait entre parenthèses. Dans les doutes, plus rien n'est sûr.
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Lieu commun ! Hérésie galopante, va.
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La rue s'est emplie de musique, rythmant nos pas et calmant mes pensées.
Plus qu'inexplicable, mais on était pas à un détail près. Le Kraka était en vue. Sans neige, cette fois. Ni primates. Mais avec des espèces d'araignées métalliques grand format d'à peu près 50 cm de haut. Leurs pattes brillaient à la lueur de la lune.
- Y'a un arachnophobe parmi nous ? a lancé une voix sarcastique derrière nous. Et je parle d'un vrai, hein, pas quelqu'un qui se contente de pas aimer ces bestioles, quelqu'un qui en fait des cauchemars et tout et tout.
Contre toute attente, c'était pas Neto mais Soda qui avait dit ça. Leurs petits yeux brillants se sont fixés sur nous. Elles se sont approchées lentement.
- Petit exercice de style, a-t-il clamé. Celui ou celle d'entre vous qui répond au signalement va s'occuper du troupeau. Les autres, restez en arrière, n'intervenez que si c'est nécéssaire. Dans le pire des cas, c'est moi qui prend la relève.
Vous inquiétez pas, personne va mourir.
C'est Sonia qui s'est avancée.
- Quelqu'un d'autre ?
Personne n'a bougé.
- Comment tu t'appelles ? a demandé le démon rayé.
- Sonia.
- Eh bien Sonia, tu as en toi tout ce qu'il faut pour défaire ces méchantes araignées pas poilues. Crois en toi, ça suffira.
J'ai jamais pensé qu'elle était lâche, malgré ce qu'elle a fait à Neto au dernier combat. Je pense que c'était justifié.
Elle n'a rien dit et s'est approchée des créatures, les jambes un peu tremblantes mais le regard fixe.
- Lance-toi ! a crié Soda pour l'encourager.
Elle s'est téléportée sur le groupe d'arachnides en échangeant sa place avec un caillou. A crié très fort. De nouveau échangé sa place avec une canette vide qui traînait et les monstruosités d'acier se sont attaquées mutuellement, refermant leurs pattes acérées les unes sur les autres. Certaines s'étaient coincées. Des rouages sont tombés, ou en tous cas c'est ce que j'ai cru voir, des petites roues dentelées. Quelques-unes ont arrêté de bouger avant de tomber en pièces.
Sacs plastiques ou en papier au nom d'enseignes de restauration rapide, bouteilles de verre, épingles à cheveux, Sonia se servait de tout ce qu'il y avait par terre pour rester sans cesse en mouvement et retourner la force des araignées contre elles-mêmes. Le tout entre deux cris pas toujours étouffés.
C'était presque'une danse, en fait. Intouchable, elle donnait un sens à la pollution qui n'avait pas réussi à détruire la Terre. Fumeuse, mais écolo. Plutôt ironique.
- Tu peux rien faire d'autre ? a demandé Soda bien fort.
- C'est pas assez bien pour toi ? a-t-elle renvoyé sur le même ton entre deux disparitions.
- Je préfère quand c'est plus varié, tu vois le truc ?
Elle allait lui répondre quand une patte l'a touchée. Une attaque de taille, suivie d'une tranche et d'un coup d'estoc qui l'a traversée.
- Personne va mourir, hein ? Rien à foutre, j'y vais !
Neto. Qui d'autre ? Il m'a devancé, pour le coup. Moi, et tous les autres. Seul Soda restait calme. Il nous a arrêtés d'un geste.
Pas Neto.
L'arachnide a retiré sa patte de Sonia qui est tombée sur un genou. Neto courait vers elle. Dans un sursaut de vie ou de dégoût, elle a poussé de ses deux mains face à elle, et une onde de choc a balayé ce qui restait des autres aberrations mécaniques.
- Et toi, c'est quoi ton p'tit nom ? m'a demandé le démon noir et rouge
- Dan.
- Passe-moi ce que t'as dans la poche, s'il te plaît.
Je lui ai tendu une des fioles. Plus loin, Neto avait pris Sonia dans ses bras et s'occupait d'elle comme il pouvait. Soda s'est téléporté pour les rejoindre et donner le breuvage à la miss, blême.
- Ecartez-vous, elle a besoin de respirer ! Vous êtes cons ou quoi ? a crié Soda à tout le groupe qui était venu l'entourer.
Elle a toussé un bon moment.
- Mais c'est pas vrai, j'y ai toujours droit bordel ! Plus jamais ça !!
- Je suis désolé, mais je devais le faire, a répondu Soda.
Neto l'a violemment attrapé par le cou et lui a presque craché au visage, dents serrées et yeux enragés.
- T'as failli la faire tuer, pauvre enfoiré !
- Et c'est parti, on rentre dans le relationnel basique humain avec les polarités et tout. Et la transcendance, merde ?! Si on vous a donné le concept de Trinité si tôt, c'est pas pour rien, bordel !
Il a repoussé violemment Neto avec une seule main et s'est progressivement approché de lui.
- J'ai pas failli la faire tuer. Déjà , pourquoi j'aurais fait ça ? C'est pas parce que je suis pas blanc comme vous que j'suis forcément une menace. Et ensuite, le destin, ça te dit quelque chose ? Si elle avait dû mourir, c'est ce qui se serait passé. Mais c'est encore loin d'être son heure.
Tout le monde est resté sans rien dire. Mine de rien, Soda en impose pas mal. Qu'il soit un démon avec les pouvoirs qui vont avec y est sans doute pour quelque chose. Mais pas que. Ce qu'il a dit est foutrement pertinent, et sa dernière phrase implique des trucs qui me plaisent pas des masses.
- Si t'arrêtais de m'accuser à chaque fois que j'fais quelque chose dans votre intérêt, a-t-il rajouté d'un ton sarcastique, on va peut-être pouvoir avancer à un rythme à peu près normal.
Il a dit tout ça à moins d'un centimètre de Neto, qui pour le coup assumait assez mal son rôle de prince charmant/mec protecteur de base/amoureux transi qui crève les yeux même si on est censés rien en savoir / petit ami de Sonia en puissance / type romantique et soucieux des femmes. Rayez la mention inutile s'il y'en a une.
La tension chargeant l'air, on s'est remis à marcher.
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