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Mes yeux se sont finalement rouverts au bout d'un laps de temps inquantifiable sur ce fameux rouleau de papier-toilette qui portait à lui seul un tout nouveau mystère insondable que je me retrouvai à devoir résoudre la tête dans le cirage.
Sonia était-elle morte ? Avais-je vraiment eu le temps de faire mon deuil considérant le temps que j'avais passé inconscient ? Tant de questions restaient sans réponse, et je brûlais d'envie de leur apporter une résolution le plus vite possible, ne serait-ce que pour rester en vie un peu plus longtemps sans sombrer dans la folie. Les larmes coulaient brûlantes le long de mes joues sans que je ne puisse rien y faire. C'était à moi qu'il incombait d'offrir une sépulture décente à Sonia, et il n'y aurait personne d'autre pour se joindre à moi, ce qui en un sens rendait mon entreprise aussi pathétique qu'inutile. Mais pour ce faire, encore fallait-il retrouver son corps.
Je me suis relevé, et mon regard avec, pour lui faire face, non sans surprise.
- Hej, bro.
Mes sourcils sont partis direct dans la warpzone et mes yeux ne se croyaient pas eux-mêmes.
- Je crois que je peux échanger ma place avec celle d'autres trucs autour de moi.Â
Elle a disparu et j'ai engueulé un café.
- Dis-le que ça t'impressionne.
- Ca m'aurait impressionné que tu m'en parles AVANT que je me retrouve encore à risquer ma vie.
- Toi aussi t'as des pouvoirs, et ils sont sacrément violents. T'avais clairement plus de chances que moi de t'en tirer.
Et il y en a encore pour me trouver froid.
- J'aurais pu y passer, ça aurait été beaucoup plus simple si t'avais daigné m'aider.
- Et pourtant t'es là .
- Pas grâce à toi.
- On s'en fout. T'es là . T'as gagné. C'est ça qui importe.
Sûr qu'elle avait maté tout le combat, bien au chaud dans un coin, alors que j'étais persuadé de la savoir morte. J'ai serré les dents pour ne rien dire, au risque de m'en faire sauter le masséter. Préférant ruiner l'ambiance plutôt que ma mâchoire, je me suis finalement décidé à l'ouvrir.
- Quand j'ai découvert mon pouvoir, j'étais pas sûr qu'il ait une logique. Mais quand je vois le tien, ça me paraît évident que c'était le seul que t'aurais pu développer.
- D'ailleurs, c'est peut-être comme ça que je suis arrivée là , au final, dit-elle songeuse, ignorant ma pique sur sa passive-agressivité. "Peut-être même qu'il y avait un point commun entre ici et chez moi".
- Peut-être, lâchai-je d'une voix rauque. Les différentes vibrations des univers se seraient accordées en certains points suite aux failles dans la structure de la réalité, avant qu'elle ne se déploie. La compression temporelle ne serait peut-être pas arrivée tout de suite, et aurait du coup été la conséquence d'une expansion physique de la réalité, puisque le temps c'est de l'espace. Ca se tiendrait. Peut-être. Si jamais il existe une sorte de multivers qui fonctionne comme ça, où chaque itération a sa propre vibration; des points de réalité auraient pu correspondre et permettre une translation d'un univers à un autre avant que tout ça ne se distorde dans tous les sens pour créer ce bordel sans nom.
Je réfléchissai, essayant de reprendre le contrôle de mes émotions. Quasi-impossible, surtout considérant que mon feu s'en nourrit, ou les exprime, je ne sais pas encore trop. Peut-être avais-je perdu à cet instant une idée particulièrement pertinente. J'en savais rien, je pouvais plus penser, je n'étais plus qu'émotions. Ma théorie se tenait. Ca me rendait dingue.
Où en suis-je vraiment ?
- Cassons-nous d'ici.
- Ouais, lâchai-je par réflexe.
- N'empêche, le singe... Tu lui as quand même vraiment mis le tarif, me dit-elle alors que nous passions la porte.
- Tu l'aurais emmuré avant que j'aie le temps de dégainer si t'avais voulu faire autre chose que fuir, pour une fois.
Elle garda le silence une poignée de secondes. Un stess aussi flippant que jouissif me remplissait le coeur et les tripes. J'en frissonnais de tout mon corps, sans savoir si je devais exulter ou me recroqueviller.
- Je suis pas fort, réussis-je à rajouter , et t'as pas intérêt à croire le contraire si tu veux avoir une chance de rester en vie.
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Mes yeux se sont ouverts sur une porte blanche et noire. La compression temporelle avait eu lieu. J'étais toujours dans la salle rouge, malgré le contraste créé par la porte qui détonnait vachement. Une ritournelle de piano obsédante habitait maintenant la pièce. Sur la chaise était écrit «Please suicide here» en lettres de sang. J'ai gardé les yeux fixés dessus pendant quelques instants. J'étais pas sûr de comprendre. Au fond de mon être, une partie de moi flippait comme jamais. Une autre mourait d'envie d'en savoir plus.
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Je l'avais encore fait et j'étais vivant. Dans quel plan de l'Univers tu peux te foutre en l'air pour la deuxième fois et t'en tirer comme tu te réveilles d'un rêve ? Avoir une balle dans le cerveau, c'est quand même censé aider tout être humain normalement constitué à ne plus se poser de questions.
J'étais censé être mort entre les murs de cette pièce aussi rouge qu'inconnue, et l'inscription sur la chaise indique clairement que quelqu'un m'observe.
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Quelqu'un qui saurait que j'étais là , tout seul, coincé dans cette pièce exigüe, aux murs désespérément plats et sans le moindre interstice où on aurait pu loger ne serait-ce qu'un oeil. Si je suis pas mort, ça veut dire que Dieu existe ? Un dieu assez magnanime pour laisser la vie à un loser toutes catégories confondues dans mon genre. Un dieu qui aurait fait apparaître une porte devant moi, noire et blanche. Ne serait-ce qu'histoire de détonner clairement du rouge.
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J'ai frissonné. La température baissait de plus en plus, et la musique ne me réchauffait pas, au contraire.
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Je me suis retourné vers la chaise avant de partir. Il y avait un sweat noir dessus. Il n'y était évidemment pas tout à l'heure.
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Le flingue était dans ma poche. Je ne l'avais pas remarqué, malgré son poids.
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Je l'en ai sorti et l'ai laissé tomber par terre. Saloperie.
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Un dessin tribal apparut sur la porte quand je l'ouvris. On aurait un truc maori ou amérindien. Forte connotation crypto-mystique. Flippe de type corollaire et surtout intense. La réalité était en train de se restructurer, de se rééquilibrer.
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Je me suis retrouvé dans la rue sans pouvoir dire comment ni pourquoi. Il y avait plein de gens, tous avec de drôles d'airs sur le visage. J'essayai de me fondre dans la masse pour aller quelque part, n'importe où, en sortir.Â
Pas rassuré, et avec un foutu blues à cause de la musique qui avait accompagné mon réveil.
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C'était une grande rue passante, avec plein de magasins de tous les côtés. Si je tournais la tête sur ma droite, je voyais un clodo crever la dalle. Si je la tournais vers la gauche, je voyais la porte qui m'avait amené ici.
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J'avais pas une thune, alors j'ai évité le clodo. Il m'a regardé d'un air apeuré. Il n'avait pas l'air de vouloir du fric. J'ai eu à nouveau cet étrange pressentiment. Comme si quelque chose de gigantesque se préparait.
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Et avec tout ce qui s'était passé depuis la baston de fin de concert, je dois dire que j'étais pas trop étonné de la tournure que prenaient les évènements.
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Je me suis remis à marcher. Au bout d'un moment, j'ai remarqué qu'un truc clochait sévère. Le clodo avait toutes les raisons d'avoir peur.
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Les gens qui marchaient face à moi avaient un air plus que menaçant. Freddy Krueger et Pinehead pouvaient aller au vestiaire se déguiser en lampes à rayons UV pour ménagères postrockeuses. Ils avaient l'air franchement malsains, ces gens.
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L'un d'eux m'adressa un sourire qui ne révéla que des canines.
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Une femme enceinte ouvrit sa chemise pour me montrer son ventre ouvert en deux par des lèvres monstrueuses aux dents acérées.
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Un vieux avait une barbe de serpents.
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Une jeune fille portait un sac de commissions d'où s'échappaient des tentacules humides. Elle avait un regard mêlé de désir et de honte.
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Un môme d'une dizaine d'années sans sourcils me tira doucement le sweat. «A ton avis, elle a mal ou elle a peur ?»
Il était accompagné par son père, un petit homme dans un smoking noir, sans sourcils non plus, et dont les lèvres restaient serrées, verouillées.
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Le môme reprit la parole :
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- Mon père dit qu'il ne sait pas. Mais je n'ose pas lui demander, ça lui ferait sans doute beaucoup de peine.
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Inutile de vous préciser que j'étais terrifié. Sur une échelle de la flippe de 1 à 10, j'étais au moins à 134.
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J'ai pris mes jambes à mon cou, et tracé vers la porte rouge et noire. J'ai attrapé le flingue en haletant. Ils allaient sûrement m'attendre pour me tuer. Je me demandais lequel de ces êtres déshumanisés allait m'attaquer en premier. Lequel allait me tuer, et de quelle façon. Je me passai la main sur le visage et les cheveux. J'étais en nage.
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Après, je suis bien mort une fois. Pourquoi pas deux ?
J'ai rassemblé le peu de courage que j'avais jamais eu pour ouvrir la porte.
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Le clodo avait la même tête que tout à l'heure. Mais les gens étaient cette fois-ci tout à fait normaux. L'un deux adressait un sourire Aquafresh à une jeune fille qui faisait ses courses, une femme enceinte accompagnait son père à la barbe blanche, un homme d'affaires en smoking tenait son jeune fils par la main.
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Rien d'anormal. Rien d'inhabituel. Sauf dans ma tête. Sauf peut-être dans ma tête. Me demandez pas, j'en savais rien. Y en a trop dans mon mental pour faire la part des choses.
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J'ai caché le pistolet dans ma poche et j'ai essayé de marcher de la façon la plus naturelle possible.
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La pluie s'est mise à tomber et le cauchemar a recommencé.
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Merde.
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J'ai sorti le flingue de ma poche, et, sans réfléchir ni fléchir, j'ai tiré dans le tas.
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La femme enceinte me parlait avec ses quatre lèvres en même temps. Dégueulasse. Elle saignait abondamment mais semblait s'en foutre complètement. Elle disait qu'elle était pas encore tout à fait satisfaite, qu'il lui en fallait plus. De son ventre coulait un liquide poisseux qui n'avait rien à voir avec de la salive. Ou en tous cas, pas le genre de salive qu'on trouve dans une bouche.
Putain de bordel de merde-de-qu'est-ce que c'est que ça.
La fille aux commissions avait l'air du même avis. Elle en redemandait, avec le même air pervers et malsain.
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Sur l'échelle de la flippe, j'étais à 278 sur 10. Je pleurais, et j'aurais prié n'importe quel Dieu de me sortir de là , de me dire que c'était qu'un rêve, qu'un cauchemar de plus, alors que je savais pertinemment que c'était réel, que c'était ça, la réalité, désormais.
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J'ai vidé mon chargeur sur les déshumanisés. Le vieux est tombé le premier et a disparu dans un nuage de poussière.
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J'espérais, peut-être naïvement, ne pas tirer sur de vrais gens.
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J'avais plus de balles. Si un Dieu existe, il repassera. C'est l'heure de se débrouiller tout seul.
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J'ai repoussé la femme enceinte à coups de pied dans les dents (du bas), et la fille aux commissions à coups de poings dans les dents (du haut). Je me suis retourné vers le môme et son père. Ils avaient été balayés par le clodo au visage apeuré de tout à l'heure. Si ça continue, plus rien ne va m'étonner.
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Quand j'étais hors d'haleine et à court d'énergie à force de frapper dans tous les sens, les choses ont fini par se calmer.
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La fille aux commissions sortit son poulpe de son sac. Il grimpa sur ses épaules et étendit paresseusement ses tentacules sur sa poitrine.
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- Recule.
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C'est le clodo qui avait parlé. Je reconnaissais sa voix.
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Deux boules noires entourées d'un halo flottaient dans ses mains. Il s'en est servi pour se débarrasser de ces monstres en forme d'humains. Une danse macabre en seulement deux mesures, aussi rapide qu'efficace. Je me croyais dans une histoire de science-fiction ou de superhéros ou des deux.
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J'avais le souffle coupé, les yeux humides et le cerveau dans tous ses états. Mais c'était fini maintenant.
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- Est-ce que ça va ?
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Lui.Â
Je ne sais pas qui est ce type et encore moins quel est son plan, peu importe à quel point je le vois souvent. Il dit qu'il est sans cesse en train d'attendre son nom, comme si pour lui c'était ce qu'il y a de plus important, plus encore que tous les trucs qu'il me dit depuis si longtemps, tous ces trucs qui ont fait qu'en un sens, je m'attendais à la fin du monde, même si j'avais jamais pensé qu'elle prendrait cette forme, non, pas cette putain de forme, fantasmagorique, flippante, tortueuse, et traumatisante.Â
Je savais que ça arriverait mais pas comme ça, non..
- Qu'est-ce que tu fous là ? Je croyais que tu pouvais pas...
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Il m'attrapa par le col pour m'aider à me relever.
- Ca commence, reprit-il. Maintenant c'est à toi de faire la différence.
- Foutu contrat.
- Désolé.
Mes yeux brisés lui en disaient plus long que toutes les larmes de l'enfer.
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