Mercredi 27 janvier 2016 à 3:05

 

INTRO

OTHERWORLD

OPEN YOUR EYES

LOSE CONTROL

JE SUIS

COMA

BURN MY TREE PART 1

INTERLUDE / FIGHT CLUB

BURN MY TREE PART 2

WHEN GIRLS TELEPHONE BOYS

FIREAL / FIST

PARANOÏA BLACK

LENNE & PAINE



Voilà à quoi ressemblait notre setlist.

- Huuum...

- Yeah.



Solenne et Dan venaient d'en achever l'écriture à grands coups de marqueur noir sur grande feuille blanche. Ils me la tendirent et je m'en emparai tout en attirant l'attention de Kepa par le bras pour qu'il m'aide à en faire une copie pour chacun des membres, avec le concours de Pierrot qui était déjà à fond dedans comme si sa vie en dépendait. On dirait vraiment que tout le monde a eu le message, ce soir.

La caméra de Kepa chargeait, Pierrot balançait des vannes entre deux instants de sourcils froncés, deux-trois voire quinze de nos amis étaient là - ou en tous cas des amis du groupe - ce qui maintenait l'illusion que tout était finalement assez normal. Leurs rires me semblaient pourtant bien lointains, comme parvenant d'un autre monde.


Une fois les 4 setlists rédigées et remises aux membres du groupe, on a demandé aux amis de sortir afin de se retrouver entre nous pour procéder à nos rituels.

D'abord, un pack de Redbull partagé entre tout le groupe, ensuite un verre de lait pour tout le monde, façon Moloko Vellocet. Ensuite, on se met tous en rond et on s'attrape par les bras, en gueulant tous de toutes nos forces. 
J'aime ces moments-là. Je me sens exister.


Ensuite, on est sortis de la loge, et là, c'est toujours le même parcours du combattant : on traverse la cuisine, on monte les escaliers, et on se retrouve derrière le grand rideau noir. On regarde chacun notre tour et on écoute le cri du public. Ce soir, ils semblaient assoiffés de son, et cette idée me retourna de l'intérieur.

Dan murmura quelque chose à l'oreille de Solenne, qui le regarda interloquée. Sûr que ça a à voir avec les évènements qui se préparent.

Dan eu l'air choqué. Solenne encore plus. 

Il était temps de sortir du rideau et de monter sur scène. 

On est arrivés sous les hurlements et les applaudissements. Je me suis dirigé vers ma batterie, finalisant frénétiquement ses réglages pendant que Pierrot, Dan et Solenne partaient sur l'intro, une partie de double guitare/basse qui avait le don d'ériger l'intégralité de ma pilosité.

J'ai compté les quatre premiers temps au charley et on a envoyé Otherworld à l'unisson. Pierrot gueulait comme un possédé, et la foule commençait à prendre vie sous ses mots. Il était hyper concentré, tant sur sa gratte que son micro, alors que Dan et Solenne se taquinaient à fond, à la limite de partir en duel de clins d'oeil. Je les observais, tous les quatre, entre les cymbales qui volaient sous mes coups.

Quand je joue, j'ai l'impression que le temps s'arrête. On est passé comme une lettre à la poste sur Open Your Eyes.

Pierrot, Dan et Solenne ont remercié le public, qui a répondu par des cris et des hurlements. J'avais un sourire encore plus large que les autres. J'étais vraiment à la maison.

- La prochaine chanson va laisser que des cendres, c'est moi qui vous le dis !

Tout le monde à hurlé de plaisir. Ils savaient à quoi s'attendre, on la fait à chaque fois.

- L'album s'appelle 1977, le groupe s'appelle Ash, et la chanson s'appelle Lose Control !

Pendant que Solenne tapait un petit arpège apparemment improvisé, le public commençait à rire de la blague de notre Pierral national. (Ash ça veut dire cendre en anglais, parce qu'on est un peu anglophones)
Une fois les rires tassés, la guitare de Solenne s'est tue, et Pierrot a dégagé la sienne pour la ramener dans son dos en un mouvement désinvolte, prenant tout le temps nécessaire pour attraper le micro tout en intimant le silence au public, dans un flegme intégralement britannique.

Il l'a porté à ses lèvres et hurla comme un diable. Un putain d'hurlement à faire trembler les murs, suivi par Dan, qui tout gueulant qu'il était lui aussi, pressait au maximum sur la pédale de Solenne, qui riait de toutes ses dents en lançant le riff d'intro, du coup propulsé en wah-wah, que j'ai pas tardé à appuyer en frappant de toutes mes forces. J'avais l'impression de battre au rythme de mon coeur pendant que la basse puissante et incisive de Dan me traversait les côtes pour se loger dans mes tripes. Pierrot a envoyé sa partie de guitare magique, et une fois cette intro magistrale terminée, j'ai pu me reposer sur le riff plus calme du couplet.

J'ai repensé à mon rêve.

J'ai essayé de me le sortir de la tête, mais pas moyen.

"Here comes the night- it is coming on

The lights are low and our records on
Inside your veins and you lead me on
Here comes the night- it is coming "


On dirait une prémonition de ce qui s'annonce, énoncée par un ado insouciant. Yeesh...

Solenne a envoyé le solo, repris en écho par Pierrot, alors que je revivais mon rêve en direct. J'allais me coucher. Je trouvais une inconnue dans mon lit. La porte se fermait . Je revoyais le déchet lépreux en forme d'étron pendre de mon entrejambe. 

J'hurlai en plein shredding de cordes.


Tout le monde a applaudi en criant, Solenne et Pierrot ont terminé leurs soli dans un énorme délire psychédélique à la wha-wha, souligné par les lignes sans faille que Dan traçait depuis le début du morceau.
 
Pendant le final, des frissons me parcouraient le dos, je prenais tellement de plaisir à battre que j'eus du mal à m'arrêter, et ne le fis qu'à contrecoeur. C'est dans un état second que j'ai continué et fini le concert, comme sur des rails. Si n'importe qui s'était ramené pour me dire que j'avais fait de la merde, je l'aurais cru sans hésiter, si les circonstances l'avaient permis.

Parce qu'à la fin de notre set, voilà ce qui s'est passé : Je me suis levé, pendant que les autres posaient leurs instruments, mais ce fut le silence. Le silence le plus total. Pas de "OUUUUAAAAIS ENCORE" ni de "ALLLEEEEEZ UNE DERNIEEEERE", ni même de "A POOOOOIL" dont on était pourtant coutumiers. Un putain de silence grave. 

Mais le silence, au fond, ça va. Y'a pire.

Le pire, c'est quand la réalité te récupère à bras-le-corps.


Et là c'est violent. Franchement violent. Tu récupères des parcelles de ta vie qu'on te refout dans la gueule tout en t'obligeant à faire face à l'évidence selon laquelle ton public composé de 350 personnes (selon l'asso qui organise l'évènement) se retrouvent figées dans la fosse mais développent en plus des ombres griffues aux regards acérés qui semblent n'avoir pour seule vocation que celle de te tailler en pièces le plus vite possible.

Ce fut à ce moment-là que je revis la fille hallucinatoire de tout à l'heure, elle qui semblait sortie d'un rêve car trop belle pour être vraie, et qui me dit en un murmure "Chuuut... Aie confiance en moi, Sébastien."

Imperméable au bordel ambiant, elle s'approchait de plus en plus de moi.
Elle prit mon visage entre ses mains. Elles n'étaient ni chaudes, ni froides. Je me sentais si bien que ça confinait à l'impossible.

Surpris, comme si je reprenais soudainement conscience, je me rendis compte qu'un des vigiles venait de tomber non loin de moi, fauché par une ombre. Peut-être fallait-il que je lui pique son flingue... 

Je me suis rendu compte que je faisais alors sans doute preuve d'une logique des plus approximatives. Mais qu'importe. C'était probablement ce que la réalité attendait de moi, alors je me suis exécuté.

J'avais l'impression d'être dans un autre monde, comme une sorte d'univers parallèle, où les gens étaient flous et lointains. Mais elle, elle était là. Nette... et si réelle. Mes sourcils froncés pesaient sur mes yeux grands ouverts.

Nous étions toujours sur scène. Moi, et la fille fantômatique. En contrebas, les ombres vaguement humanoïdes nous menaçaient encore, mais le temps semblait s'être arrêté. La compression temporelle avait commencé. Elle se déployait, et c'était le signe évident que la fin du monde était en train d'avoir lieu. Nous étions assaillis par les frustrations des gens qui étaient venus nous voir ce soir. C'était ça, les ombres. Toutes griffues et menaçantes qu'elles étaient, en contrebas, nous étions en sécurité sur la scène. Et elles étaient nos amis, nos fans, des curieux, des rebelles à l'ordre établi. Elles ne méritaient aucune violence. C'est peut-être ça le plus flippant.

Ben oui. Quand tu regardes un film d'horreur, c'est facile d'hurler au personnage principal : "Mais qu'est-ce que t'attends pour la tuer, espèce d'idiot ?? C'est pas ton amie, tu la connais que depuis deux heures, et en plus regarde, c'est une putain de zombie, elle a des lambeaux de chair putréfiée autour de la tronche, t'es aveugle ou quoi ??". Sauf que quand ça t'arrive et que tu vois tes potes altérés sous la forme de fantômes noirs et belliqueux, la réaction s'en trouve d'un seul coup beaucoup moins naturelle, et sans compter à quelle point elle se retrouve alourdie par des questions éthiques.

Le flingue dans ma main me semblait d'un seul coup bien inutile. Pourtant, je le serrai fort contre ma paume alors que je demandai à l'apparition ce qui se passait.

Evidemment, elle ne répondit rien. Mon inconscient me souffla très fort que c'était sans doute parce qu'elle appartenait à une autre réalité, mais je n'en avais cure. C'était putain de réel. Plus réel encore que le réel lui-même. Y'avait moyen de faire un débat entre les plus grands philosophes en ce qui concerne l'essence du monde, avec tout ça.


Les ombres autour de moi semblaient bouger au ralenti. Des ondes s'échappaient de chacune d'entre elles. Plus aucun bruit ne passait au-travers d'elles en cet instant. Plus rien que le silence.

Je suis descendu de scène, et elle m'a suivi. Elle m'a montré une porte, qui menait à un passage sous la scène. J'avais ni chaud, ni froid. J'étais bien. Je me sentais apaisé, et en ces circonstances, ça s'accompagnait d'une putain d'impression d'étrangeté familière.


Je suis finalement arrivé dans les loges, en passant par une porte habituellement dissimulée par des posters. On était définitivement pas dans la même réalité. Ca n'avait plus rien à voir.

Les murs n'avaient plus la même couleur qu'avant, mais plutôt une transparence fantômatique. 

La fille qui ressemble à Solenne m'a amené aux toilettes.

Enfin. Devant un trou béant, plutôt.


- Entre. Il t'attend.


C'est soit un rêve, soit la fin du monde, pensai-je. J'ai sauté dans le trou en pensant que j'avais encore une chance infime de finir par me réveiller.

Je suis aussitôt arrivé dans une étrange salle rouge. Un fauteuil noir était posé au milieu de cette grande salle vide, sans entrée ni sortie. 


Je savais même plus d'où je venais.


Je me suis approché du fauteuil.

Il s'est retourné.

Vendredi 12 février 2016 à 2:32

Où on fait la connaissance d'un troisième personnage à peine cinéphile, assiste à la fin du concert de Crave, et retrouve des clins d'oeils à s'en arracher les yeux.
Où le côté mindfuck s'installe un peu plus, où rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, évolue, se déforme, parfois. C'est humain.
_____________________________________________________________________

J'avais éteint la caméra dès les dernières notes de Lenne & Paine, et j'avais bien fait. Le set de Crave était à peine terminé que des ombres avaient commencé à s'élever dans le public, aussi griffues que menaçantes.
Pendant que je rangeais en vitesse la caméra dans son sac tout en repliant mon trépied, un gros type est tombé de la scène juste à côté de moi, sous les coups de ces apparitions fantômatiques.

Dan et les autres étaient encore sur scène, à se battre contre les ombres qui grimpaient comme des envahisseurs d'un autre univers.

J'ai enjambé une barrière tombée par terre pour traverser la fosse et sortir au plus vite. Je sais pas ce que j'aurais fait si j'avais eu un quelconque problème avec la caméra. Elle n'est pas à moi, et Lola me casserait la gueule si je lui rendais en pièces détachées.

Le coeur battant, je marchais aussi vite que possible en évitant les mecs qui se bastonnaient dans le public contre les ombres animées quand je remarquai un truc encore plus inhabituel : 

Un type restait planté là, sans bouger, les yeux dans le vague. Je l'ai regardé, et il a disparu pour réapparaître un peu plus loin.

Mon coeur s'est mis à battre encore plus fort. 

- Hé, monsieur !

J'ai entendu une petite voix, mais pas une petite voix d'enfant qui a perdu sa mère au supermarché. 

- Ca commence. 

Un gamin Noir me regardait avec des yeux brillants. Il m'a montré le type qui disparaissait avant de réapparaître un peu plus loin à la Méliès.

- Lui ?

Le môme a hoché la tête.

Mon coeur me faisait mal tant il battait si fort.

J'ai serré les sangles de mon sac et je me suis approché du mec bizarre. Qui est ce type ? Je me suis approché de lui et j'ai essayé de le reconnaître avant qu'il disparaisse. Il était assez grand et carré, avec un visage doux au regard bleu et vide, encadré par de longs cheveux bruns et un bouc assez court. Il portait un long T-shirt "Kill 'Em All" et un grand pantalon large. Il réapparut subitement en contrebas de la scène, revenant sur ses "pas". Il la fixait comme s'il y avait quelque chose de particulier a cet endroit-là.

J'ai suivi son regard : il y avait Solenne, la guitariste solo, Dan le bassiste, Pierrot le chanteur/guitariste et...


Le batteur ! C'était Sébastien que je suivais depuis tout à l'heure ? C'est fou, je l'avais même pas reconnu... Tout était d'un coup devenu beaucoup trop étrange pour moi et mon esprit cartésien.

- Sébastien ? Hé, Sébastien ! Tu m'entends ?

Il ne réagissait même pas. Comme s'il était ailleurs, complètement absorbé par la scène qu'il fixait tout en se déplaçant.

Il a disparu une dernière fois. Il est allé sous la scène ? 

- Hé, Dannie !! Sébastien s'est barré !

Il m'entend pas, le bougre...

- HE ! DAN, MERDE ! SEBASTIEN A DISPARU !

Mon coeur me faisait mal à battre si fort, je flitrais avec le coma malgré moi.

- Bordel de merde... ai-je balancé entre mes dents. 

Si Sébastien est sous la scène, il doit bien sortir à un moment quelque part...

J'ai couru nerveusement dans la fosse. Y'a pas 36000 sorties, à la fin... J'ai pris machinalement mon portable pour regarder l'heure. Ma main a rencontré un bout de papier. C'était écrit :

Les Impertinents Du Spectacle présentent L'ENVERS DU DECOR.

J'ai eu l'impression étrange de comprendre un truc et me suis précipité vers l'arrière-scène, alors que tout le monde se battait autour de moi. Je serrais mon sac contre moi en espérant que la caméra n'ait rien. Dans le tumulte créé par les ombres, ça devenait une sorte de mission sacrée.
J'ai descendu les marches à la volée et ouvert la porte qui donnait sur la cuisine d'un grand coup de pied désespéré.

Elle était vide.

Le bruit de la baston s'est fait plus discret à mesure que je marchais dans la cuisine. J'avais étrangement moins mal à la tête. Je me suis dirigé vers les loges, mais à peine avais-je eu le temps d'atteindre la porte que j'ai remarqué un truc bizarre.


La porte des toilettes était explosée contre le mur pour une raison qui m'échappait totalement, et juste à côté, il y avait une porte rouge que j'avais jamais vue. Un nain avec une veste, un pantalon et un chapeau rouges me regardait en souriant largement, les yeux brillants.

- That's the way in, my friend !!

Il parlait en roulant les "r", comme un italien. J'avais vraiment et inexplicablement peur. Plus de ce qui m'arrivait que du nain en rouge, en fait. 

- Est-ce que j'ai vraiment le choix ? 

- On a toujours le choix, my friend !

Il m'a fait un clin d'oeil.

- Pourquoi vous me dites ça ? Et il est où, Sébastien ? Vous auriez pas vu quelqu'un passer ? 

- Occupe-toi de ton destin. Tu t'occuperas de celui des autres en temps utile, "Kepa".

Il me parlait toujours avec un large sourire. Là, j'avais franchement peur.

- On y est.

Il m'a désigné une porte.

- Regarde. C'est par là que tout commence.

Ca ne sert à rien de réfléchir, me glisse une voix dans ma tête. Mais peut-être qu'en poussant cette porte, je retrouverai Sébastien et qu'il m'expliquera ce qui s'est passé, que ce n'est qu'une mauvaise blague, et que tout redeviendra comme avant une fois que je l'aurai franchie. Peut-être aussi que j'aurai le moyen d'expliquer ce qui s'est passé ce soir-là.

- Allez ! Ne reste pas planté là ! m'a dit le nain d'une voix douce et enjouée. 

Je dois avouer qu'aussi bizarre que ce nain me paraisse, il n'avait pas l'air méchant. Je me suis cru dans un film de David Lynch. Ou une série. Ca, par contre, ça m'a fait frissonner très fort.

J'ai écouté son conseil et j'ai ouvert la porte. Il m'a fait un signe de la main et quand j'ai fermé la porte, je me suis retrouvé dans un drôle de bar.



Vendredi 12 février 2016 à 3:21

Où le titre du chapitre est aussi la huitième chanson d'un groupe bordelais, où on rencontre du jeu de mots, de l'humour en barres (si si, cherchez bien), un nouveau perso fan de Dr Pepper et surtout des clins d'oeil. Oui mademoiselle. Du vrai clin d'oeil, du pur du beau, du bien fait. Et où c'est normal si vous retrouvez des gens que vous connaissez dedans.
_____________________________________________________________________


J'ai eu une sensation de déjà-vu en arrivant dans le bar. Les mêmes sons, les mêms images, les mêmes sentiments. La même ambiance psychosante et enfumée. Un joyeux bordel jouissif en puissance auquel je ne comprenais rien.
Je me sentais en terrain connu, comme dans un rêve. Mes émotions ne correspondaient pas vraiment à mes pensées, ce qui ne faisait que contribuer à renforcer cette impression d'étrange étrangeté. Ce bar aurait pu totalement se caler avec ma conception de la réalité s'il n'y avait pas cet indicible qui me prenait aux tripes.

J'ai d'ailleurs été à peine impressionné quand je me suis rendu compte que les gens qui peuplaient cet endroit n'avaient pas grand-chose d'humain : Un type avec des tentacules buvait une bière en discutant avec un barman en feu; un mec avec un oeil en plein milieu du front était en train de parler avec une magnifique femme sans bouche et avec des ailes dans le dos. Il y avait même un dragon qui dormait tranquillement dans une niche au fond du bar. Une autre femme aux cornes éclatantes discutait à bâtons rompus et très fort avec un autre démon de sujets qui me dépassaient de très loin.

Un mec bizarre et torse nu, au corps strié de rouge et de noir, commanda un Dr Pepper. Il bousula légèrement un homme à la tête de chat en costume beige en s'excusant alors qu'une barmaid au regard brillant lui avançait sa conso en s'allongeant de tout son long sur le bar, offrant une jolie vue sur son décolleté, me rappellant que je mourais de chaud. Le barman en feu y était sans doute pour quelque chose.

Qu'est-ce que c'est que ce bordel... Où est-ce que je suis tombé ? D'abord un mec qui se téléporte, ou je sais pas quoi, ensuite un nain en rouge avec l'accent italien...

- Iiiil faaaaaut qu'ooooon parle.

Un nain habillé en cosaque. Avec l'accent russe qui va avec.

- Jéeu dois vouss aideer, monsieur. Perrmetez-moi de voous expliquer ceee qui se passe ici. En faaait, ici, vous êeteuus...

Plus ça allait, plus il parlait lentement. Le type au Dr Pepper s'en est mêlé.

- Merci, Rumple, ce sera tout. Je prends le relais. "Il travaille trop, fais pas attention. Les démons mineurs sont très carriéristes, de nous jours", ajouta-t-il à mon égard.

Sans attendre de réponse, le drôle de type a pris la parole. 

Il s'est avancé et a plongé ses deux mains dans les poches en se penchant vers moi pour me fixer en se courbant un peu, comme s'il me jaugeait. Je me sentais vraiment mal à l'aise, d'autant plus qu'il n'avait pas grand-chose d'humain.

- Je m'appelle Soda et je suis un démon. Toi c'est Kepa, pas vrai ?

Mes yeux ont dû sortir de mes orbites parce qu'il m'a fallu un temps fou pour rassembler mes esprits et lui confirmer mon identité.

- Bienvenue dans l'Entremonde, Kepa. Sous ses dehors de bar associatif ouvert à tous, c'est en fait la plaque tournante qui relie l'ensemble de réalités entre elles. Dans le monde d'où tu viens, il s'appelle Le Dernier Bar Avant La Fin Du Monde, ce qui est plutôt à crever de rire, quand on y pense.

Là, mes globes oculaires devaient rouler sur le parquet à la recherche d'un endroit où prendre la fuite au plus vite.

- Je t'offre une bière ?

- Quinze.

- Autant qu'il le faudra pour remettre en cause ta conception de la réalité.

Mon sourcil droit avait à peine eu le temps de se froncer pour mettre en perspective le gauche qui était resté levé que Soda lançait déjà au barman :

- Hey, Tonton ! 24 pintes pour la table au fond du corner !

- Seize pour l'humain et huit pour toi ? 

- Tu me connais mieux que moi-même !

- Je lui verse de l'argent ?

- Non, il est avec moi.

- Je vous laisse vous installer, je vous amène ça tout de suite.

- T'es le meilleur.


Mon estomac est actuellement un bloc de béton et ma colonne vertébrale s'apprête à tomber par terre. De l'argent ? Liquide ?


Soda finit son verre cul sec et le fracassa dans un mur, suivant le mouvement de son bras pour se caler sur une chaise de la manière la plus fluide et stylée qu'on puisse imaginer. Les morceaux de verre se rassemblèrent devant lui, comme s'il avait simplement posé son verre sur la table avant de s'y asseoir. En termes de surréalisme, ça se posait là.


- La réalité, c'est compliqué, lâcha-t-il devant mon regard halluciné.

- Je croûle sous les questions.

Vingt-quatre pintes de bière apparurent sur notre table.

- Ok ! Envoie. J'suis chaud, là.

- Qu'est-ce que c'est que ça ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Pourquoi ? Qu'est-ce que je fous là ?

- L'Entremonde, je te l'ai déjà dit. La fin du monde, parce que c'est comme ça, et parce que j'ai été choisi pour m'occuper de votre groupe.

- Ok d'accord j'ai compris.

J'ai descendu la première pinte cul sec et je l'ai laissé poursuivre, certain que c'était pour lui une prouesse personnelle d'avoir gardé sa verve sous surveillance le temps que je lui pose mes questions.

- Nous sommes ici dans le noeud de la réalité, et c'est une structure instanciée, qui existe en une quasi-infinité d'exemplaires. C'est pour ça que dans le monde d'où tu viens, c'est le Dernier Bar que j'ai évoqué tout à l'heure. La réalité n'est pas une structure stable, en fait elle est toujours en mouvement, comme le temps, parce que le temps, c'est de la matière. Du coup, le seul moyen de stabiliser la réalité, c'est de lui appliquer des règles qui synergisent avec les siennes. Tu me suis ?

- Non. Et je me referai pas un deuxième cul sec pour ça, même s'il le faudrait.

- Je peux comprendre. Bon. Partons de ce que tu as vécu. La fin du monde a eu lieu, et tous les groupes d'âmes ont été répartis dans leurs strates propres et j'suis déjà en train de te perdre, pas vrai ?

- A fond.

- Raaah. Tu me déçois, venant d'un philosophe en puissance, je m'attendais à plus de capacité de compréhension. BON. On s'incarne par groupes d'âmes, ok ?

- Ok...

- Chaque être a son propre groupe d'âmes, tout en appartenant à d'autres en fonction des membres du sien. Par exemple, ton meilleur ami et toi êtes liés. Tu es dans son groupe, et lui dans le tien. Là, t'as compris ?

- Oui, merci, je suis pas débile.

- Je commence sérieusement à me poser la question. 

- Espèce d'enfoiré.

Il éclata de rire et poussa une deuxième pinte vers moi.

- C'est normal. Reste tranquille.

- Quand nous avons déclenché la fin du monde - oui, c'est nous, oui - nous avons rattaché votre réalité à la nôtre pour pouvoir la détruire. C'est ce que nous permet le système de strates, et du fait que cet endroit est instancié, c'est logique que vous finissiez tous par y mettre les pieds à un moment ou un autre. Il existe une version de ce bar par groupe d'âmes, et chacun de ces groupes sera guidé par un des nôtres. Celui qui a été assigné à votre groupe, c'est Bibi.

- Tu t'appelles pas Soda ?

- Continue de boire.

Je commençais sacrément à flipper, comme si j'étais en train de me rendre compte que j'avais foutu les pieds en un lieu de perdition dans lequel j'étais en train de prendre racine malgré moi.

- On va parler de réalités alternatives, maintenant. Continue de boire.

J'avais envie de lui foutre un coup de boule de type violent.

- Regarde l'escalier. Il mène à de nombreuses portes, et on dirait pas comme ça, mais leur nombre est infini. Funky, hein ?

- Groovy.

- Au moins t'es un vrai cinéphile, ça sauve le truc.

- J'aime aussi la philo, la musique, et la couture alternative.

- Je crois que tu essayais de dire culture.

- Non.

- La compression temporelle a eu lieu, plaqua-t-il très sérieusement, altérant complètement l'ambiance d'un seul coup. 

Là, il avait vraiment réussi à me passionner. Je l'ai laissé poursuivre.

- Le temps, c'est de la matière, je te l'ai déjà dit. Qui dit fin du monde, dit fin du temps. Alors nous avons lancé la compression temporelle.

- Quoi ?

- Ce qui a aussi comprimé l'espace de votre dimension, c'est-à-dire l'ensemble de réalités qu'elle contient. Celle que tu connais, comme ses alternatives.

- Okay, j'vais la boire, cette bière.

- Bon garçon.

Il me laissa descendre ma deuxième pinte. Je commençais à sentir l'alcool monter en flèche.

- La réalité, c'est pas un jouet.

Je sais pas s'il allait dire un truc, mais mon esprit a été le plus rapide.

- Et les alternatives, alors ?

- Tu ne viens pas d'une seule réalité, quoi que tu en croies, mais d'un ensemble de réalités, formé à la fois du monde que tu connais, mais aussi de toutes les réalités alternatives nées des choix qui ont été faits ou non, et dont vous n'avez pas conscience en tant qu'êtres humains.

- Comme un entonnoir, dont ce qu'on connaîtrait serait la base, et le potentiel, le reste du cône, et donc ces fameuses réalités alternatives ?

- Tu aurais pu aussi parler d'une pyramide inversée, mais la bière te rend intelligent, mon jeune ami. C'est exactement ça. C'est aussi la raison pour laquelle la fin du monde est quelque chose de grave, et qui doit être considéré sérieusement. Tu vis un truc épique, actuellement, même si t'es trop paumé pour t'en rendre compte.

A cet instant, une douce mélodie inconnue commença à résonner dans le bar, ou directement dans mes oreilles, mon esprit, je n'en avais aucune idée. Ma peur décrut inexplicablement.

- La réalité fonctionne sous forme de strates enchâssées les unes dans les autres - voire entre les autres, pour les alternatives mineures. Mais quand on a mis fin à la tienne, le réel que tu as toujours connu, on a pas pour autant détruit les réalités alternatives qui y étaient liées. C'est la beauté de la compression temporelle : mettre fin à une dimension sans rien détruire. J'sais pas si tu comprends pourquoi, ni même si tu y arriveras un jour, mais là n'est pas la question. Leur origine est la même. On y accède par l'Entremonde, où tu trouves actuellement, si t'es déjà trop bourré pour faire le lien.

- J'avais compris, merci.

- Fais-en un T-shirt.

- Va te faire foutre.

- Ca fera le verso. Le but de ces réalités est simple : permettre l'évolution, par l'exploration. Tu comprendras ce que je veux dire par là à la minute où tu y entreras pour la première fois.

- Et si je refuse ?

- Toi, un philosophe, visiter des univers parallèles, ça t'intéresse pas ?

- Rien à battre, laconicai-je en m'attaquant à ma troisième pinte.

- Tu déconnes ?

- Non.

- Dommage. 

- Quoi ?

- C'est pas comme si c'était tout ce qui te restait. Soit t'explores les strates avec moi, sois tu restes ici à descendre des bières, ce qui est un choix de vie en soi, mais c'est pas ça qui te fera avancer, parce que c'est pas parce que tout le monde passe par là à un moment où un autres que tes amis viendront dans la même réalité que celle dans laquelle nous nous trouvons actuellement.

- Espèce de salaud, tu m'as piégé !

J'ai frappé du poing sur la table et toutes les bières sautèrent à l'unisson.

- Non. Je te guide, c'est tout. Je n'ai aucun regard sur les strates dans lesquelles seront envoyées tes âmes soeurs. C'est à toi que je suis lié avant d'être lié à eux. Vois-moi comme ton mentor avant que je recommence à t'insulter.

- Donc ils peuvent faire leur chemin "post-fin-du-monde" sans jamais me recroiser si je t'écoute pas ?

- Carrément. C'est ce qu'on appelle un test de force, ou un test de valeur. C'est une des bases du parcours initiatique. 

- T'es en train de me dire que je suis un héros de conte antique et que tu es mon mentor ?

- Mais carrément. 

- Et le but ultime de tout ça, qu'est-ce que c'est ?

Il garda le silence. Je descendis une quatrième bière pour le pousser à continuer.

- Je ne sais pas. Je pense que c'est à nous de le trouver, tous ensemble.

Ce fut à cet instant que je fus intégralement convaincu que j'étais dans un autre univers. Même dans notre sacro-sainte Suède Française, personne n'aurait jamais accepté son ignorance face à un problème qui impactait le monde entier.

- Ok. Je te crois, soupirai-je. Je t'écoute. Et me dis pas que c'est tout ce que t'as à me dire, où je te pète la gueule.

- Alors déjà, j'ai des pouvoirs qui dépassent ton entendement, et si on avait pas d'éthique ici et qu'on était des bêtes, je t'aurais déjà taillé en pièces avant que tu aies eu le temps de dire quoi que ce soit. Je suis un démon bordel, à un moment, respecte-moi. Ta race a quand même développé des centaines de mythes terrifiants sur la mienne. Je peux pas te dire tout ce que je sais, parce qu'il est des choses qu'on a besoin d'expérimenter par soi-même avant de se référer à des figures d'autorité. 

- Je sais. Et là t'essaies de me dire que les strates de réalités alternatives sont en fait des moyens d'évoluer par soi-même et que votre politique de la fin du monde vise exactement à ça ?

- T'as tout compris, finalement. T'es pas si con, finalement. T'étais juste choqué, en fait.

- T'as déjà vécu la fin de ton univers, connard ?

- Pas univers, réalité, débile. Les strates sont une manière d'évoluer en tant qu'être, et c'est justement ça qu'on vous demande maintenant que la réalité a cessé d'exister. Mais tu peux tout aussi bien décider de rester ici sans rien faire, et de laisser son destin se déployer sans toi.

- Où sont les autres ?

- J'en sais rien. Il faut que tu les retrouves, car tel est l'ordre des choses. 

- Je croyais que j'étais libre de faire ce que je voulais ?

- Oui. A quel moment j'ai dit que tous les choix étaient constructifs ?

- Et comment je suis censé ne pas me sentir manipulé ?

Il y eut un silence au cours duquel mon estomac se liquéfia. Ace Of Spades de Motörhead se mit à résonner dans le bar et je m'en sentis étrangement revigoré.

- Ca, c'est à toi de le déterminer. Et je te préviens, la suite va pas être forcément facile. Tu vas avoir besoin d'un guide. 

Je sais pas qui est ce type, mais il a l'air de connaître ces différents mondes mieux que moi... Et là, je me retrouve de toute évidence à court d'options. La voix du nain me revint en mémoire. "On a toujours le choix, my friend !"

- Au premier truc louche, j'me casse.

Au lieu de me demander où en me traitant à nouveau de consanguin, Soda s'est levé en silence pour se diriger vers l'escalier. Une pancarte en or annonçait "Heaven" à l'étage. Il a ouvert une porte, qui portait le chiffre 4.

- Après toi, mon pote. 


Je m'y suis engouffré, espérant naïvement sortir de ce non-sens indemne.





Dimanche 14 février 2016 à 5:15


Soda a refermé la porte derrière lui. Il y eut une seconde de battement, puis tout se mélangea dans tous les sens. Les lignes droites devirent des courbes formant des rondeurs dansantes. Tout autour de moi se délitait, se déformait, ne ressemblait plus à rien. Tout ce qui m'entourait sautait dans tous les sens, comme si la réalité saturait. 


Je me suis retrouvé dans un endroit que je connaissais très bien : mon ancienne prépa. On était à Camille Jullian, en plein Bordeaux, là où j'avais fini mes études de lettres. Dans le monde réel, quoi. Sauf que j'étais accompagné par une espèce de démon torse nu et que je n'étais pas venu ici depuis plusieurs années, ce qui donnait lieu à une ambiance aussi nostalgique que fantômatique.


- Raaaaah, j'me les caille, bordel !!

- T'es sensible au froid, toi ?

- Ma nature ne m'immunise pas à la température extérieure. Il me faut des fringues. On est où, là, temporellement ? Au dernier hiver avant la fin du monde ?

Je gardai le silence. Cet endroit commençait à m'emplir de mélancolie.

- Bon, d'accord, c'est un sujet sensible. Je vais me trouver des fringues, bouge pas.

A ces mots, le démon strié de rouge et noir plongea à-travers une porte menant vers une salle de classe vide.

L'étage était désert et Soda n'était pas très bruyant, mais je m'imaginais mal expliquer sa présence si un pion passait par là.

- On pourra en acheter plus tard, y'a des magasins dehors.

- En acheter ? Après la fin du monde ? Tu te fous de ma gueule ?

- On est pas censés être dans une réalité alternative ?

- Et qu'est-ce qui te dit qu'on est dans un passé ?

Ses mots me claquèrent à la gueule. J'avoue que je n'avais pas une idée très précise de ce à quoi ressemblait une réalité alternative dont son origine avait été détruite, et que je n'avais jamais pensé qu'il puisse exister plusieurs passés simultanément.
 
Je le regardais s'affairer dans les classes, balançant par-dessus son épaule des fournitures scolaires dans tous les sens.

Est-ce que les autres sont ici ? Qu'est-ce qui leur est arrivé, si le monde a disparu ? Et concernant celui-là , qu'en est-il ? Qu'est-il ? Est-il seulement réel ?

Soda coupa court à mes autoquestions en se plantant devant moi d'un air triomphant.

- Haha ! J'ai pas trouvé mieux !

- On appelle ça un chemisier. Et c'est les filles qui en portent, ici.

- Je me disais bien que ça sentait trop bon... Mais rien à foutre, j'ai l'air trop stylé avec, alors J'LA GARDE !!

Soda démontait la gueule de la question du genre, mais j'ai entendu un bruit qui m'a forcé à nous ramener à la réalité. Des pas dans le couloir. Probablement des emmerdes.

- Cache-toi ! Ferme la porte et bouge pas !

- Hein ?

J'ai poussé Soda dans la salle de classe et j'ai claqué la porte le plus vite possible.

Les pas se rapprochaient. Ca craint...


Je ne vais pas dire que je suis un élève modèle, mais en général, je ne fous pas le bordel au lycée. Et vu que c'est une prépa, ergo l'endroit que j'ai choisi pour formater mon cursus... je risque de prendre cher. Dan et Solenne sauraient quoi faire dans des situations comme celle-là, mais moi, j'ai pas l'habitude d'y faire face. J'suis un type sérieux, merde.

Attends mais c'est n'importe quoi, ce que je dis. J'arrive vraiment pas à me faire à l'idée de la fin du monde, je raisonne encore comme si j'étais dans le réel. 

Reprenons. On est logiquement dans une réalité alternative, mais elle peut être autant située dans le passé que dans le présent ou même le futur. Alors il y a peut-être des gens ici ? Peut-être les autres, ces fameuses âmes soeurs dont Soda parlait tout à l'heure au bar. Peut-être notre réalité à nous existe-t-elle toujours et qu'elle n'est simplement devenue qu'une réalité alternative de plus ? Peut-être qu'il y a au moins une putain de proba sur quinze milliards que mon raisonnement tienne la route ?

Non ?


Soda a claqué la porte distraitement et a fait un bordel pas possible.

- Courant d'air.

Il n'y en avait plus. La peur collée à mon ventre l'empêchait d'atteindre mes poumons. 

Ce qui me fait face n'est ni un pion, ni un truc qui a quoi que ce soit à foutre dans une école, mais c'est sûr qu'il exhale des emmerdes à un kilomètre.

Marchant sur les mains, soutenu par des bras plus grands que son corps et balançant ses jambes trop courtes pour toucher le sol - et de toute façon trop fines pour porter un corps si grand - un monstre filiforme s'avançait vers moi.
Sa tête de la taille d'une balle de hand me fixait d'un oeil unique, vitreux, hagard.

Il était plutôt lent, mais la terreur me paralysait. J'ai enfin compris pourquoi les gens meurent si vite dans les films d'horreur, alors qu'en tant que spectateurs, nous comprenons tout bien avant eux, et savons exactement quoi faire, alors qu'ils se démènent et répètent cent fois les mêmes phrases et les mêmes erreurs.

J'ai enfin compris que la peur, c'est juste une histoire de point de vue, dont dépend notre réaction, et qu'il est primordial de prendre du recul dans ces situations de crise.


La scène est accélérée par la peur. Je sens mes membres trembler, le froid me mordre, mon estomac menacer de me liquéfier sur place.
 


J'ai fini par réagir, et reculer. Mon dos s'est collé contre une poignée. J'ai machinalement tiré mon bras en arrière et ouvert la porte avant de me précipiter dans la salle derrière moi où Soda était en train de feuilleter des agendas bourrés de stickers multicolores, de lettres au marqueur et de dessins au stylo 4 couleurs, nonchalament assis sur une table.

- Quelles vies de merde.

- SODA, SODA !!

- Mmh ?

Soda, c'est n'importe quoi ! Y'a un monstre dans le couloir !!

Sa réponse se limita à un lever de sourcil. 

Il laissa tomber les agendas et autres petits papiers flashy et entrouvrit la porte pour jeter un oeil.


Tentant de maîtriser ma peur, je le rejoins et sentis une énergie particulière sortir de lui. Comme un genre d'aura, le truc qui indique immanquablement un être au dessus du lot.

Sans la moindre peur, Soda s'est approché de l'apparition d'un autre monde, les mains dans les poches. Je jurai aperçevoir un sourire désinvolte sur son visage. Les stries noires et rouges parcourant son corps se sont mirent à briller, et tout s'assombrit.

Il planta ses yeux dans ceux de la créature, qui s'arrêta.

Il tourna son regard vers moi :

- C'est pas à moi de faire ça, et tu le sais.

Le monstre lui a balancé son bras trois fois dans le visage et dans le ventre, lentement, en se tenant en équilibre sur l'autre.

Soda restait silencieux.


Encore une fois, la même chose. Des coups de plus en plus violents.

- Toujours pas.

Il l'attrapa dans ses mains et essaya de le broyer, ou au moins de l'étouffer. De terribles craquements éclatèrent le silence.

- C'est tout ?

Il cligna de l'oeil.

Soda attrapa le monstre à bras-le-corps et le jeta par la fenêtre sans l'ouvrir.


- Je t'avais bien dit que ce serait pas facile, lança-t-il à  mes yeux agrandis, mes sourcils froncés, et mes dents serrées.


Dimanche 6 mars 2016 à 1:28


D'abord la fin du monde, ensuite un bar psychosant, et maintenant des réalités alternatives à teneur garantie en monstres lovecraftiens. J'avais pas vraiment le choix. Si je voulais rester un tant soit peu l'acteur de ma destinée, il me fallait les explorer, au mépris de ma santé mentale. Je vous demande pardon de venir casser la narration comme ça, mais j'ai besoin de résumer brièvement les évènements précédents avant de vous ramener avec moi au milieu de la cour pluvieuse de mon ancienne prépa.

Eau glacée, nuages noirs, vent violent. On est en plein dans le ton. J'avoue que j'aurais eu beaucoup plus de mal à accepter l'existence de monstres aussi difformes sous un soleil éclatant. 

Soda gardait les yeux fixés en l'air. En plein milieu de la cour, immobile, concentré dans sa lecture du ciel, il me donnait l'impression de ne pas vraiment bien comprendre ce qui était en train de se produire. 

Ah, il était beau, mon guide démoniaque à la peau rouge, orangée et sombre, mon psychopompe au corps parcouru de lignes noires, mon directeur de thèse sur la métaphysique des univers parallèles, à mater le ciel comme s'il allait lui envoyer un SMS.


Essayant d'oublier ma peur, j'ai sorti une clope et commençai à explorer la prépa en quête d'indices plus tangibles, prêt à prendre mes jambes à mon cou à tout moment. Je voulais mettre un nom sur cette réalité. Connaître sa nature. Je pouvais tout aussi bien être dans une illusion que je ne le saurais pas sans me livrer à un examen plus poussé. Hors de question de me laisser manipuler, et tant pis si mon coeur essaie de s'arracher tout seul.

Aucune idée de quoi chercher, alors j'ai essayé de tout regarder. De tout toucher, renifler, tester. Vérifier que les portes étaient réelles, qu'elles ne menaient pas sur un trou noir au bout de trois ouvertures/fermetures, ce genre de choses. J'ai rien trouvé, sauf un truc particulièrement bizarre en forme de tourbillon en plein milieu d'un couloir, comme un courant d'air ascendant, tournant sur lui-même, traversant le sol et le plafond sans pour autant les perforer.

- Qu'est-ce que tu fous là ? 

Je me suis retourné.

- Qu'est-ce que ça fait si je vais là-dedans ?

- Probablement rien. Sûrement un noeud matriciel. Allez, viens avec moi, on va sortir d'ici.

- Tu sais où on est ?

- .... Non.

- Et pourtant tu sais quoi faire ?

- Parce que c'est évident.

- Autant pour moi, je croyais que t'avais lu la réponse dans le mouvement des nuages.

- Carrément. Il faut sortir d'ici. 

- Merci Soda, heureusement que tu es là.

- Pourquoi tu me sarcasmathes comme ça ? Tu le connais, le code, toi ?

- Bien sûr que non, et toi non plus.

- Ha-ha ! Si.

- Et c'est le ciel qui te l'a donné.

- Mais ouais bordel. Allez, viens avec moi.

Il m'a attrapé par le bras pour me traîner tout blasé vers le bâtiment servant d'acceuil, entre la cour et les portes magnétiques servant d'entrée/sortie à tous ces élèves passés de vie à prépa. J'ai toujours trouvé que c'était une sécurité exagérée, et c'est pas à l'heure de la fin du monde que je vais réviser mon jugement.

- Tu m'expliques pourquoi tu défonces pas simplement la porte avec tes superpouvoirs de démon ?

- Je t'ai déjà dit qu'on jouait pas avec la réalité.

- Je te parle de casser une porte, pas de plier l'univers en deux.

Pour toute réponse, Soda tapa un code à 8 chiffres.

- Tu t'es planté. Y'en a que 7.

La porte me contredit en s'ouvrant en grand.

- Y'en a toujours eu 7. Je le sais, le gardien m'a soûlé avec ça, une fois où je suis sorti de khöl en avance.

- On est pas dans exactement le même monde que le tien, il faut croire. C'est peut-être parce que ton monde n'existe plus.

Je déteste l'ironie froide et condescendante.

- Du coup on peut pas y être. Parce qu'il existe plus. 

Et ce type.

- Oh, c'est peut-être pour ça que j'ai passé une demie-heure à t'expliquer le fonctionnement des réalités alternatives.

Pourquoi je suis obligé de le supporter ?

- J'ai faim.

Fournissez-moi en Valiöm.

La porte d'entrée s'est mise à s'ouvrir en grinçant, comme si personne ne l'avait actionnée depuis des décennies. Soda et moi avançâmes vers une rue déserte qui m'était outrageusement familière pour l'avoir empruntée pendant deux ans. Des dizaines de monstres similaires à celui que nous avions précédemment rencontré la remplissaient, ce qui suffisait à me prouver que nous n'étions pas dans mes souvenirs, mais bel et bien dans un monde dont je ne connaissais rien à part l'enveloppe.

La peur fit son grand retour au fond de mes tripes. Mon coeur battait trop fort pour que je puisse réussir à entendre ce que Soda me hurlait.

Les stries sur son corps étaient devenues brillantes. Il fit encore plus la gueule et se jeta dans la foule sans prévenir, sautant sur les monstres, bondissait dans tous les sens, beaucoup trop vite pour que ni moi ni eux ne puissions comprendre quoi que ce soit. Ils tombèrent un à un, parfois deux par deux, sous les coups de Soda, qui semblait les trancher par le biais d'ondes spectrales et autres griffes subitement apparues, alors que je restai là, catatonique et impuissant.


Les monstres venaient par vagues incessantes à tel point que Soda finit par se retrouver littéralement submergé par ces créatures 5 fois plus grandes que lui qui se jetaient sur lui avec la cohérence d'une mêlée de rugby vue par un non-initié. Il disparut, perdu dans un fatras de corps et de bras monstrueux emmêlés, le corps probablement écrasé par la masse de ces horreurs défiant les lois de la nature.

Qu'est-ce que je fais, moi ? Je me rajoute à la boucherie avec l'espoir qu'il soit en fait juste en train de faire une sieste sous un amalgame de monstres terrifiants qui semblent n'avoir qu'une idée en tête, nous défoncer la gueule ?

Si j'étais capable de bouger le moindre muscle, cette question aurait pu avoir un sens, voire même une pertinence, dans le cas où mes jambes eûent répondu aux injonctions de mon cortex. Mais rien à faire, j'ai beau gueuler à mon corps de pas rester là, il s'obstine à ne pas m'obéir. 
L'impuissance puissance trois millions.

Un cri déchira le ciel et me sortit de mes complaintes. Autour de moi, tout s'assombrit. Des ondes rouges et noires convergèrent vers la mêlée absurde qui avait englouti Soda. Le ciel se déchira une deuxième fois, par le son le plus formidable qu'il m'ait jamais été donné d'entendre.

Soda était à nouveau debout, entouré d'une énorme aura noire et rouge, qui l'enveloppait et tournait autour de lui, se déformant dans tous les sens, déchirant les monstres à une vitesse folle.

Bientôt, les survivants reculèrent, établissant une sorte de périmètre de sécurité tacite entre eux et Soda.

- Viens !

Il était à une vingtaine de mètres de moi, et semblait plus fort que jamais. Les espèces de pointes qu'il avait derrière les oreilles en temps normal étaient devenues des cornes et une paire de grandes ailes noires avait déchiré son chemisier. Plié en deux, brisé de partout, il chancelait vers les monstres, qui tentaient de fuir sans résultat, alors que Soda semblait pourtant au bout de sa vie.

J'ai fait un effort énorme pour bouger et me dépalcer vers lui. Tous les muscles de mon corps étaient trop mous et trop tendus à la fois. 

- Viens ! 

Je me battais contre moi-même pour avancer, évitant au maximum de penser à ce qui était en train de se passer sous mes yeux. Mes muscles me torturaient à chaque mouvement. La fin du monde s'annonçait très courte pour moi.

Au moment où j'entrai dans le no man's land entre Soda et les monstres, je réalisai l'ampleur de la scène. 

Ils venaient réellement de partout : De chaque bâtiment, de chaque rue environnante, à tel point que la ville toute entière en semblait infestée, et, même si Soda se battait de plus en plus sérieusement, je doutais fortement qu'il puisse tenir longtemps face à ces vagues inépuisables.

Il donna tout, se faisant derviche tourneur, tombant les écorchés par dizaines, mais il en arrivait à chaque fois bien plus qu'il n'en tuait. 

Le no man's land rétrécissait, et je n'arrivais plus à bouger face à l'exponentiel surnombre des créatures, j'avais mobilisé trop de forces, mon dos et mes jambes me tuaient à petit feu, et ces créatures étaient trop grandes, trop horribles et trop nombreuses.

L'un d'eux me fit face, me dominant de toute sa hauteur et me donnant l'occasion de me plonger dans le vide hagard de son oeil unique, vitreux, et disproportionné, occupant la quasi-totalité de son crâne. Je crevai sous la peur d'être écrasé par un monstre dont la simple existence me dépassait. Peur du bras qu'il avancait vers mon visage, en équilibre sur l'autre, dans une posture aussi ridicule que terrifiante. J'allais mourir. C'est en général dans ce genre de situation que notre cerveau reptilien nous envoie une bonne dose d'adrénaline dans le cortex.

- Qu'est-ce que vous êtes ??!!! réussis-je à artikhurler dans un dernier acte d'instinct de survie.

Le bras du monstre tomba d'un coup à mes pieds, dans un bruit d'os brisés, tranché net par un gros sabre tombé du ciel.


Sans réfléchir, j'ai attrapé le sabre et l'ai sorti de la route où il s'était planté, misant tout sur un afflux continu d'adrénaline pour défendre chèrement ma peau. Ce sabre était étrangement léger pour une arme aussi grosse. Je me suis mis en garde du mieux que j'ai pu, et bien que j'aie un niveau assez honorable en Kendo, elle n'était pas si convancante que ça, beaucoup trop raide.

J'ai levé le sabre au-dessus de ma tête du plus vite que j'ai pu et je l'ai abattu de toutes mes forces sur la tête de l'écorché, écrasée sur le sol, qui me lançait un regard presqu'emprunt de pitié. Son corps disparut d'une manière étrange, mais relativement familière à toute personne ayant un jour joué à Final Fantasy X. Des dizaines de boules lumineuses de taille variable émanèrent de son corps, donnant à sa mort un côté incroyablement propre.


Je n'ai jamais vraiment été un homme d'action, ni un grand sportif, je me suis toujours contenté des attributs que la nature m'avait donnés à la base; du coup, je n'ai pas la moindre idée de l'effet des sécrétions surrénales sur mon expérience de la réalité. Toujours est-il que la peur commença à me quitter, et un sentiment de victoire possible me fit frissonner. J'allais peut-être vivre, finalement, et cette idée m'était foutuement agréable.


Ragaillardi, je repris une garde un peu plus stable et fonçai dans le tas avec toute la détermination que je venais de retrouver, probablement grâce à la molécule à laquelle je n'arrête pas de faire référence. On se posera la question du courage plus tard. Les rafales de magie de Soda faisaient des ravages dans les lignes, quant à moi je n'étais plus que fureur de survivre. Plus je frappais, plus mes coups étaient puissants, plus je prenais confiance en moi et plus ces corps déshumanisés tombaient, ne laissant plus qu'un nuage de sphères de différentes couleurs derrière eux.

La peur disparut, remplacé par l'instinct primaire que je devais casser ces monstres pour pouvoir m'en sortir. Que ces saloperies me barreraient toujours la route et qu'il ne serait jamais question de fuir, que les seules options étaient désormais le combat ou la mort. 
J'avais beau être beaucoup moins fort et expérimenté que Soda, les créatures disparaissaient nettement plus vite depuis que j'avais commencé à me battre. On était en train de s'en sortir. On allait vivre. J'avais peut-être changé la donne. J'en étais au point de presque remercier un éventuel Dieu d'avoir créé l'adrénaline.

Le tumulte du combat se calma peu à peu. Les écorchés avaient cessé de venir, et ceux qu'il restait tombaient de plus en plus vite. Bientôt, la rue fut complètement vide, et un lourd silence s'abattit.

Le ciel s'éclaircit légèrement, la nuit était tombée. La lame de mon sabre se mit à briller d'une lumière vive avant de disparaître de ma main.

Choqué par tout ce qui venait de se passer, je me tournai vers Soda, qui avait repris son apparence habituelle. Je tentai de reprendre mon souffle. J'allais avoir un peu de mal à m'habituer à ça.

- Qu'est-ce que c'était ?

- Est-ce que ça va ?

- Réponds-moi ! C'étaient quoi, ces monstres ?!

- Juste des monstres, t'emballe pas. Ceci dit j'suis surpris qu'il y en ait eu autant et qu'ils aient été si forts. C'est plutôt louche.

- Est-ce que tu serais pas en train d'essayer de me dire que non seulement j'expérimente la fin du monde sans qu'on m'ait demandé mon avis, mais qu'en plus, on veut ma mort ?

- Exactement. Et la mienne aussi, sans doute.

- Mais c'est qui, ce "on", bordel ?

- J'aurais tendance à dire Shell Haven. Mais vu que je bosse pour eux, ça me paraît assez peu probable. Ou alors très étrange...

- QUOI ???!!!

- Du calme. Il est possible que ce soit autre chose. On n'en sait rien pour le moment, alors tiens-toi tranquille, d'accord ?

- Qu'est-ce qui est assez puissant pour vouloir voir ta mort ? T'es un démon, merde ! T'es pété de superpouvoirs, t'es une force du bien -même si t'es un démon, et que je comprends pas la logique, mais on va dire qu'on s'en fout pour le moment. Qu'est-ce qu'ils peuvent bien te vouloir pour aller jusqu'à essayer de te tuer ?

J'étais complètement largué, du coup j'ai hurlé de frustration et d'incompréhension. Des monstres dans une ville fantôme, une épée qui me tombe quasi-littéralement dans la main et qui disparaît après un combat incroyable contre des dizaines et des dizaines de monstres énormes, le tout à côté d'un démon increvable et qui en plus brille dans le noir.

Et comme si ça suffisait pas, je pense n'importe comment à cause de l'état de choc. Y'a pas à dire, la fin du monde, c'est quelque chose, même quand elle prend cette forme et que tu n'as pas exactement assisté à un gros truc, comme un holocauste nucléaire, qui t'indique avec certitude ce qu'il en est. D'ailleurs peut-être que notre monde existe toujours et que tout ce que je vis depuis le concert n'est qu'une gigantesque illusion ?


Soda commença a lever la tête, les yeux crispés dans un regard réflexif.

- Le temps bouge.


- Et je suis à peu près sûr que tu parles pas de la météo. 

- Tu es sans doute mort sans jamais avoir existé, ce qui expliquerait ce qu'on est en train de vivre ici.

- Mais pourquoi ? Comment ?

- Parce que le temps n'a jamais été quelque chose de fixe, et qu'avec toutes vos exactions, il est en train de se modifier.


<< Page précédente | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | Page suivante >>

Créer un podcast