Jeudi 1er août 2013 à 20:51

 

On est descendus du bus. J'ai reçu un message de Lola disant qu'elle peut pas venir, qu'une de ses amies va mal et qu'elle doit s'en occuper. Parfait. Mais depuis quand je suis comme ça ? C'est la vraie réalité, ça ?

- Ils vous chercheront chez vous en premier. Ca nous laisse le temps de trouver quoi faire. Venez, on va chez moi.

- Merci.

Le trajet s'est déroulé en silence. On pouvait pas se permettre de se compromettre, de toute façon.

- C'est au deuxième.

Silence dans l'ascenseur, aussi.

Tourné la clé dans la porte et allumé la lumière. Mon appart est terne, brun. Ambiance propice.

Il fait froid. 

Le prof ne dit rien. Je vais allumer un radiateur et une bougie. J'y passe ma main. AAAAÏEEEUH.

- Mais pourquoi tu fais ça ?

- Rien, laissez tomber. Vous voulez boire ou manger quelque chose ?

- Non..

- Comme vous voulez. Vous tenez le coup ?


Silence. Je suis allé jeter un coup d'oeil dans le frigo.


- J'ai assassiné Sébastien.



_______________________________________________________________________________________________________


Encore un jour sans sommeil. J'ai arrêté de compter. Vidé d'énergie et des cernes plein les yeux. Paralysé par ce que je pense, entends, crois ressentir, incapable de faire autre chose que rester prostré, assis sur mon lit, entre le sommeil et la vie réelle.
Je refuse ce monde. J'y ai pas ma place.

Tous ces gens sales et vides le parasitent, le hantent, le condamnent. Si nous sommes ici pour expérimenter des choses, si c'est bien ça le sens de la vie, quelle en est la raison d'être ? La cause du monde lui-même ? Ce terrain de jeu est là pour nous faire grandir, mais dans quel but ? Une fois que ce sera fait, à quoi on servira ?

Le mec au chapeau a parlé d'échange d'énergie. Que c'était pour ça qu'on vivait et qu'on pouvait être heureux. Il avait cité la Bible, aussi. "Croître et multiplier". Créer encore plus d'énergie, mais pour alimenter quoi ? Peut-être qu'en mourant je le saurai. Trop de questions et trop peu d'éléments dans ce monde.

Je me traîne jusqu'à mon lavabo et m'y lave le visage. J'ai l'air d'un putain de déterré.
Mes gestes sont imprécis, fatigués. Vieux. J'ai 75 ans de trop, j'en ai marre de continuer. L'homme au chapeau est pas d'accord. Je le vois plus distinctement que jamais, comme s'il était vraiment là.

Je me rappelle de la lumière qui explique sans parler, après le vide. Bien après. J'ai l'impression que c'était il y a 150 ans. Maintenant elle a disparu, et plus rien a de sens. 


- Relève-toi, Seb, tu me fais pitié.

- Va te faire foutre, laisse-moi crever.

Il m'a attrapé par le col et soulevé du parquet où je cherchais un semblant de sommeil.

- Tu as des choses à faire aujourd'hui, Sébastien.

- Ouais. Crever. Casse-toi.

J'avais la voix rauque.

- C'est toi qui m'as foutu dans cet état.

- Tu as eu le choix. 

- Viens avec moi, il faut que tu manges.


_______________________________________________________________________________________________________


Sébastien zombie se traîne dans les couloirs. Ses cervicales grincent et son dos est une descente d'escaliers. Les gens se retournent parfois sur son passage, mais ça doit être parce qu'ils le confondent avec Kurt Cobain, puisque la plupart des autres l'ignorent simplement.

Trop de cernes, je suis une antipub pour crème de jour. Ca tombe bien, j'ai jamais pu les blairer, et les décérébrées qui tournent dedans encore moins.

Le cours m'a vidé. J'ai pas pu prendre grand-chose. Je sais même pas quel âge j'ai, alors suivre les tribulations du banquet de Platon, c'est un peu trop me demander. Même le meilleur prof de philo du monde peut pas faire de miracles.

Je suis sorti prendre un café. Le lycée bruyant m'énervait, mais pas suffisament pour m'assurer de pas tomber de fatigue sur le chemin du retour. Quelque part j'envie ces gens criant et leur joie de vivre, même si ça leur donne l'air d'avoir trois ans d'âge mental. Peut-être qu'au final, ce serait une preuve d'intelligence que de mettre mes questions de côté et essayer de faire comme eux. Qu'est-ce que je dis ? Ce serait de la lâcheté, rien d'autre.

J'ai assez perdu de temps ici. Je me suis dirigé vers le parking pour sortir par-derrière et éviter l'entrée du lycée bloquée par les rires et les volutes de fumée.

C'est là que je l'ai vu. Il avait l'air surpris que je sois là. Il s'approche de moi rapidement. Peut-être qu'il m'en veut de pas être resté à la fin du cours pour discuter avec lui, comme on en avait l'habitude. 

J'ai pas senti le premier choc, mais j'ai bien senti la lame me rentrer entre les côtes et perforer mon poumon. Pneumothorax, pleurésie. Les mots affligent dans ma tête et l'air que je respirais retourne à l'atmosphère dans un long souffle. Le mien est coupé, je suffoque. La main du prof tremble, il me regarde et me dit quelque chose mais je ne vois rien, beaucoup trop flou, l'adrénaline se rajoute au café et mon coeur bat de plus en plus vite, je n'arrive pas à m'évanouir. J'étais courbé mais je suis déjà par terre. Pas senti le deuxième choc non plus.

Il a disparu sans que je m'en rende compte. Une ambulance est arrivée parce que c'était le bon moment pour me vriller les tympans. J'ai été mis sous oxygène pendant que les infirmiers me posaient des questions. J'aimerais leur demander de m'achever mais je peux pas parler. Ils m'ont piqué.



_______________________________________________________________________________________________________


Je me suis réveillé avec un respirateur, un bandage autour du crâne et une odeur d'éther. Et la douleur explosive, aussi. Je recommence à y voir clair. Je me rappelle que j'ai rêvé d'une fille et que j'étais heureux. Ca devait être de la kétamine. L'homme sans nom était là. Il a jeté un oeil à mes constantes puis a redirigé son regard sur moi. Ma gorge est sèche, je n'arrive pas à parler.

- Tu n'es pas encore stabilisé. Les médecins vont venir te mettre en coma artificiel le temps que ton poumon cicatrise.

Ca explique pourquoi j'ai encore mal, mais pas pourquoi je me suis réveillé.

- C'est moi qui ai fait ça.

La tentative de meurtre ou le réveil ?

- Le réveil. Je viens te sauver.

Non. Hors de question.

- Tu n'as pas le droit de mourir, Sébastien.

Tu vas voir.

J'ai arraché mon respirateur et me suis traîné hors du lit en suffocant. Ma tête tourne et mes jambes me lâchent. Je ne suis stable à aucun niveau. Je chancelle dans tous les sens, attrape la poignée de la fenêtre et la tourne. Je ne suis qu'au deuxième étage, mais si je saute la tête en bas, dans mon état, j'ai aucune chance de survie.

Je lui jette un dernier regard en souriant.

- Tu l'avais pas prévu, ça.



J'ai sauté.




Lundi 23 septembre 2013 à 16:44

Maybeshewill - Fair Youth



J'ai une mission. Je suis ici pour les lier, et les prévenir. Depuis le début. Depuis bien avant qu'ils ne se doutent de quoi que ce soit. Mon intervention était écrite avant même que leurs destins ne se mettent en marche. Mais dans le chaos des actions humaines, les évènements sont retardés, et ces retards donnent naissance à de nouvelles réalités. Par centaines. 

La ville est froide, trempée d'une lumière éclatante battue par le vent. Difficile de croire qu'un endroit aussi banal est un pôle d'orientation via lequel tout va finir par s'intriquer dans finalement assez peu de temps. Nous sommes plusieurs centaines de jours avant la fin du monde, dans le quartier où évolue une de mes personnes d'intérêt.


Il vient de sortir de chez lui. Sent encore le lit et la luxure. Il y a encore quelques siècles, ça m'aurait révulsée. 

Il tremble dans sa chemise, se frictionne les bras. Son coeur bat un peu trop lentement, c'est pas bon. Ses corps éthériques sont abîmés, aussi. Il traverse, une voiture arrive dans sa direction, si je ne fais rien il va mourir, c'est sûr. Je ne sais pas quoi faire, je panique, je débride, j'arrête le temps. Je suffoque, tachycarde. M'approche de son corps figé et maudis ma sensibilité.


Lester... Lester, si tu avais la moindre idée de ce qu'on attend de toi... Tu ne voudrais jamais le faire. Tu ne voudrais jamais te donner. Tu ne prendrais jamais le risque de tout perdre si tu n'étais pas sûr que l'idée venait totalement de toi. La force de ta sincérité vient de ton ego, non de ta dévotion. C'est ce qui te perdra peut-être, si tu échoues à te voir. 


J'ai caressé sa joue, elle était froide. Il semblait mort. La vie tient à peu de choses, en fait. Un battement quantique, un signal électrique, une pulsation. Il suffit de ça pour la lancer ou l'arrêter, et entretemps elle tisse en son sein des milliers de voies, des milliers de sons, d'échos, de pulsions. En offrant la conscience à la vie, nous l'avons rendue capable de miracles, de créations. Et pourtant regarde où on en est rendus... C'est décourageant.


Je l'ai pris par la taille, soulevé et mis sur mon épaule. J'avais peur de le casser, ou de le froisser, alors j'avançais doucement, me glissant entre les voitures stoppées en plein mouvement. Je l'ai assis sur la route, à un endroit sûr où elle pourrait le voir. Elle était déjà de l'autre côté de la route. J'avais réussi, c'était le bon moment. Le moment de vérité. J'ai relancé le temps, disparu, bridé.

Un son de trompette a déchiré le ciel, mais il était hors de danger.

L'homme qui a failli le renverser est sorti de sa voiture pour courir vers lui mais elle est là, elle lui sert de diversion et pointe le direct opposé du bar où il s'est caché.


Une fois dedans, elle dit qu'elle sait pourquoi il n'a aucun souvenir d'avoir percuté la Mercedes et pourquoi il ne ressent aucune douleur. "On ne peut pas parler ici." Je commence à avoir peur. Elle m'a senti ? Ou alors elle ment pour prendre l'ascendant sur lui. Je ne peux le savoir sans débrider à nouveau, et c'est trop risqué tant que je ne sais pas ce qu'elle est. Ils sont sortis. Je continue ma filature. 
Elle me sent peut-être vaguement, mais elle ne peut pas avoir la moindre idée de qui je suis. Lester tousse, la regarde avec les yeux équarquillés. Elle n'arrête pas de le surprendre, elle le fascine. Ca me fend le coeur et je m'en maudis. 


- J'avais besoin d'être sûre que c'était le bon toi.

- Hein ?

- La bonne strate, si tu préfères.


Je suis derrière Neto et je la regarde. Elle sourit. Elle m'a senti.


- Rentrons chez toi, tu vas attraper froid.


Une banshee. Une banshee qui outrepasse ses droits et dont je viens de faire le travail. Une banshee vers laquelle je viens de guider un humain sous ma protection. Idiote, idiote ! Tu sabotes ton propre plan ! 

"C'était pourtant le destin de Lester de la retrouver ici, et ton devoir de t'en assurer.", me dit mon ajna.

Dans cette réalité-là, ils viennent de se rencontrer, alors que dans la principale, ils se connaissaient déjà. Même si ça peut être un embranchement de leur ressort, par leurs choix, ça peut tout aussi bien être une mise en scène. Quoiqu'il en soit, ils ont des infiltrés ici ! Ils savent peut-être déjà pour nous. J'ai peur, je me sens humaine et je déteste ça. Je dois remonter le fil pour mesurer notre avantage. Le conflit ouvert ne sera probablement plus évitable, il me faut plus de données. Mais je ne partirai pas sans avoir essayé de lui parler. Il doit savoir.

Je lévite jusqu'à la fenêtre de son appartement. L'orgie va bientôt commencer. Je pourrais l'empêcher de se produire mais il a bien mérité ça. Je serre les dents et j'attends, j'ai besoin de nouvelles idées.


_______________________________________________________________________________________________________


C'est un paradoxe. C'en est forcément un. Ces trois personnes ne pouvaient pas se connaître à ce moment-là. Trop de dépendances avec d'autres évènements liés eux-mêmes à d'autres évènements pour que ça soit possible, ce qui veut dire qu'ils ont été envoyés là. Ils savent pour nous, et ils nous cherchent. Mon sang s'est glacé. Le conflit est imminent et il n'a jamais été aussi important que je parle à Lester ici et maintenant. Je vais confronter cette maudite banshee.

J'ai manipulé les ondes électromagnétiques pour faire sonner le téléphone de la fille qui était avec eux. Je m'occuperai d'elle plus tard, en attendant, je dois créer une diversion. 

"Tu n'entends que ma voix car elle détient la vérité. Tu es dévastée, tu dois partir quelques temps pour te ressourcer. Tu vas rentrer chez toi et y rester jusqu'à nouvel ordre. Avant de partir, dis à Neto que tu auras besoin de lui parler. Tu as déjà oublié ces mots, mais ton inconscient, lui, ne les oubliera jamais. Réveille-toi, et fais."

Je déteste faire ça, mais je n'ai plus le choix. Ses talons claquent bientôt contre les marches de l'escalier extérieur. Je reporte mon attention sur Lester et la banshee. Il est très animé, parle fort, s'énerve presque. Elle sourit. La tension monte. Elle le prend dans ses bras. C'est le moment. 

Je me suis matérialisée face à eux.

La banshee était nue. Elle s'est rétractée en position défensive, se couvrant comme elle pouvait avec un drap. J'ai lâché mon aura, elle a empli la pièce, et ses yeux de terreur. Lester est rentré en catalepsie.

J'ai pensé à dire quelque chose à la banshee, que je savais ce qu'ils préparaient, mais je me suis ravisée. Il est tout à notre avantage qu'ils en sachent le moins possible sur ce que nous savons d'eux. J'ai déchaîné mon énergie et plaqué la banshee contre le mur. Une vengeance toute personnelle. J'ai plongé mes yeux dans les siens, toujours frémissants, suppliants, presque. Elle ne disait rien, son souffle était court, elle n'a rien tenté pour se défendre. J'ai distordu l'espace et l'ai laissée dans une autre réalité, au beau milieu d'une lande qui s'étendait à perte de vue. Je l'ai regardée avec mépris, à quatre pattes dans l'herbe humide, sous le poids sourd d'une nuit éclairée seulement par la lune. Au loin se dresse un château en ruine. Il lui sera plus simple de retourner d'où elle vient plutôt que d'où je l'ai envoyée. Je ne lui ai pas adressé le moindre mot. Elle me lance un regard farouche et rempli d'incompréhension. Ma haine envers Karma grandit. Je suis retrournée dans la réalité alternative.


Lester. J'ai posé sa main sur sa joue et il s'est réveillé.

- Hé--


Mon doigt sur ses lèvres.


- Pas un mot et écoute-moi. Je n'ai pas beaucoup de temps. Vous devez détruire Shell Haven. Trouvez Karma et tuez-le.


Il m'a regardée les yeux écarquillés. La lande a pris la place de son appartement. Maintenant c'est mes pupilles qui sont dilatées.
La banshee. Elle m'a renvoyée ici plus tôt que je ne m'y attendais. Et évidemment Lester n'est pas avec moi. Je ne sais même pas s'il va se souvenir de ce que je lui ai dit.


J'ai quitté cette strate un peu triste, et déçue de moi-même. J'ai été rappellée. Il va falloir que je trouve une autre solution. Je crois que je vais ressortir celle du téléphone portable.






Mercredi 20 novembre 2013 à 2:28

Où on fait la connaissance d'un antihéros décalé et de son monde bien à lui. Où on apprendra qu'il faut parler aux gens, même dans la rue.

Avec du suspense, des questions existentielles (au moins !) et surtout, surtout, une recette de cuisine pour épater tous vos amis, avant de finir en beauté avec une scène torride et un Chuck Norris Fact !

________________________________________________________________________________________________________________________________________

 

- Ça commence.

En plein milieu de la rue, sorti de nulle part, il me parlait. Ce petit gamin Noir à la voix calme et posée et au regard étrangement profond pour un môme d'à peine une dizaine d'années dégageait une aura assez fascinante. 

- Mais t'es qui, toi ?

- N'aie pas peur.


J'ai mis un peu de temps avant de réaliser ce qui se passait là. Il manquait une impulsion émotionnelle, du genre de celle qui envoie d'un seul coup le sang aux muscles pour permettre le combat ou la fuite. J'avais conscience de vivre un truc surréaliste, mais l'absence de réaction de mon corps indiquait que j'en avais rien à foutre. Pourtant, impossible de me sortir ça de la tête. Quand il m'a fait un clin d'oeil avant de disparaître, ça a été encore pire. Et évidemment y'avait personne dans la rue. Trop facile...

J'ai allumé une clope pour mieux réfléchir et pris le chemin de l'appart. Mon tableau ne présente aucune prédisposition aux hallucinations, cette manifestation est donc forcément extérieure à moi, même si je ne peux pas le prouver, faute de témoins. J'ai lâché un soupir enfumé dans l'air un peu humide qui glaçait l'étendue grise, rouge et noire qu'était Boredom City. La nuit commençait à tomber et sous la lune brillante, mes souffles prenaient une apparence fantômatique.

J'ai refermé la lourde porte en bois derrière moi et monté les marches de l'escalier qui montait jusqu'à chez moi. Cet appartement est vieux, mais doux et chaleureux. C'est un bâtiment qui a une âme.

Je me suis rallumé une clope à l'intérieur, et ai tournoyé un peu pour m'attraper un cendar et sortir mon téléphone portable tout en m'affalant dans le canapé en un seul mouvement.


- Docteur, j'ai une question à vous poser... 
- Allez-y, je vous écoute.
- J'ai eu une hallu. Un petit garçon. Il était Noir.
- Vous pouvez étayer ?

Un truc qui m'énerve avec les gens trop intelligents, c'est qu'ils sont tout le temps en train de le montrer. Etayer, ça veut dire expliquer. Moi non plus je suis pas parfait, mais je vois un psy pour ça. Pas lui. 


- J'ai vu un môme sortir de nulle part dans la rue, il m'a parlé et il a disparu après. 
- Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
- "Ca commence".

Il y a eu un léger silence.

- Vous sortez à quelle heure demain ?
- 18h.
- Vous pourriez passer à 18h30 ?

Ce mec est plein de blagues.

- Je vais voir ce que je peux faire. Je serai pas en avance, hein...
- Vous serez là. Vous DEVEZ être là.
- Hein ?

Les plombs ont sauté, l'alarme s'est déclenchée, la communication s'est coupée, je me suis gratté le nez. 
J'ai allumé un briquet et j'ai avancé à tâtons vers l'entrée pour remettre les plombs en place. "Vous DEVEZ être là". Qu'est-ce qu'il voulait dire ?

J'ai réfléchi à ça alors que j'avais la bouche pleine de spaghetti bolonara. C'est pas banal, mais c'est ma spécialité. J'adore la carbona et la bolognaise, et comme je suis jamais capable de décider laquelle des deux je veux faire, je les mélange et ça donne ça. Je venais de passer une journée franchement bizarre, et le simple fait de manger une bolonara me réconfortait dans l'idée que tout n'était pas si tordu.

Le téléphone a sonné. Je l'ai attrapé d'une main tout en enfournant une bonne grosse fourchette de bolonara dans ma bouche.

- Chalut.
- Encore une carbolognaise ?

 C'était Solenne, ma copine. Un truc que j'adore chez cette fille, c'est qu'elle fait rien comme tout le monde. Un truc que je reproche à cette fille, c'est son père. 

 - Ouais, ch'avais faim, et vu que t'étais pas là, je me chuis dit soyons fous...

- Dis, t'as changé tes cordes ?

 Putaindmerde. J'avais complètement oublié.

 - Euh non.

- Tant mieux, je t'en ai trouvé des Sharp, tu m'en diras des nouvelles ! 

Un truc que j'adore chez cette fille, c'est qu'elle a un talent monstrueux pour la musique. Un truc que j'aime encore plus chez cette fille, c'est qu'elle est vraiment imprévisible.

- Ah, merchi...

- Au fait, mon père m'a dit que tu l'avais appelé.

 L'enculé.

- C'est rien, tu sais...

- Il m'a dit que ça le préocuppait.

 Incroyable. Ma main au feu que ce mec n'a pas éprouvé de sentiments depuis la Terminale.

- Tu sais, si t'as un problème, tu peux m'en parler...

- Shosho, j'appréchie ton aide, mais tu comprends, ch'est ashez bijarre.

 Elle s'est mise à rire. Je crois que la seule raison pour laquelle une fille aussi géniale est avec moi, c'est parce que je parle souvent la bouche pleine. 

- Bon, alors à demain soir ! Tu me diras comment ça s'est passé ! Je t'amène les cordes ! Bisous !

*SHCLIC*

Au moins, on a pas perdu deux heures à déterminer qui raccrocherait le premier, ça change. 

En posant le téléphone, j'ai remarqué un drôle de détail : quelqu'un avait écrit DEUS EX MACHINA dessus. Faut que j'arrête d'inviter Kaz à la maison, la prochaine fois c'est ma basse qu'il va me pourrir. 

 D'ailleurs, elle est où, cette coquine ? Derrière le lit, non ?

 "Incroyable, Patrick, Dan se lève, il fait un pas, puis deux, puis trois, il saute en l'air en faisant un quadruple axel, Rose, hahaha, quelle blague mon cher Patrick, et il attrape sa guitare !"

 C'est pas une guitare, c'est une basse. D'ailleurs les cordes sont moisies, vivement demain soir que je les change. Et faut vraiment que j'arrête de délirer avec Nelson et Axl Rose. Les Guns c'est fini, et c'était déjà le cas bien avant  Chinese Democracy. Tiens, allez, je vais m'envoyer un p'tit Burn My Tree, j'aime bien jouer ce truc. J'ai écrit le texte y'a quelques années, et la musique l'année dernière, mais ça, lecteur tu t'en fous pas mal. 

Au moment de ranger ma basse, j'ai remarqué un gros L sur le dos de l'instrument. Décidément, le rouge est à l'honneur, ce soir.

Mon téléphone sonne, je viens de recevoir un SMS de Kepa qui me dit que le Rouge avance. J'ai pas très bien compris pourquoi tout le monde faisant une fixation là-dessus.

Il me faudra attendre le lendemain pour croiser Kepa, qui eut la bonne idée de m'expliquer ce qu'était le Rouge.

- C'est un festival du film qui a lieu tous les ans. Ca s'adresse aux lycéens et aux étudiants, et à chaque fois, il y a une contrainte différente.

- Et cette année c'est le rouge, et étant donné que la contrainte est une couleur, ça doit se retrouver soit dans le scénario du film soit dans l'esthétique.

- Quelle puissance inférentielle. C'est la classe...


Ok, voilà qui est net dans ma tête. Mais c'est pas une raison suffisante pour en mettre partout dans mon appart. Le mystère reste entier.

 

Le soir venu, je suis allé chez mon (futur) beau-père.

- Salut, doc !

- Salut, jeune fou ! Raconte-moi tout.

 Venant de lui, j'ai connu pire comme entrée en matière. Toi, t'as quelque chose à me demander...

 - Comme je vous l'ai dit au téléphone, j'ai vu un gamin qui n'existe pas.

- Tu dis ça parce qu'il a disparu ?
- Parce que mon corps n'a pas réagi. J'avais conscience que c'était surnaturel, mais j'en avais rien à foutre. C'est donc forcément une hallu, mais ça colle pas avec mon tableau.

Le doc est resté silencieux. Il fait souvent ça quand il me cache quelque chose.

- Avais-tu bu, fumé, ou quoi que ce soit avant de le voir ?
- Non...
- Relation sexuelle trop longue la veille ?

Donc Solenne était aussi fatiguée que moi hier. J'aime pas ce ton intrusif.

- J'ai pas vu Solenne depuis trois jours...

- TU ABUSES DE SA CONFIANCE ?!

- Non ! Non.

 T'ain, ce type détourne des pilules... Si j'étais pas amoureux de sa fille, il serait pas le seul à taper sur la table. 

- Calmez-vous, doc. Vous avez quelque chose contre ça ?

- Si t'insistes, je peux te mettre sous antipsychotiques, mais j'ai pas envie de bousiller si tôt la jolie cervelle de mon futur gendre. Et de toute façon, Solenne me le pardonnerait jamais.

Ma parole, ce mec vit que pour sa fille...

- Je suis tenu par le secret professionnel mais je te mentirais si je te disais que tu es le premier à me parler de ça. Quelque chose est en train de se produire...

- Quoi ?

Il dégagea son regard.

- Je ne sais pas. Tu connais le proverbe, tout arrive pour une raison. Fais-moi signe si ça se reproduit.

Ben voyons... N'importe quel autre docteur m'aurait envoyé à l'hosto (réponse A), bourré de médicaments (réponse B), interdit d'approcher sa fille (réponse C), ou les trois à la fois (réponse D). Lui, non. A croire qu'il s'en fout.

Il a refusé mon chèque. 

- C'est ma tournée !

Il souriait, comme pour faire diversion. D'un point de vue clinique, ce que je viens de penser serait une preuve de la résurgence de la paranoia en tant que forme prise par mon obsession de compréhension et de profondeur. Oui, d'un point de vue clinique je suis bon à interner, oui. Mais de mon point de vue à moi, je vois ce que les autres loupent. De mon point de vue à moi, c'est parce qu'ils sont creux que mon désir de comprendre me rend différent. J'ai pas dit mieux. Cela dit, que saurait le doc de cette hallu ? D'autres personnes ont pu en avoir, mais a-t-il un moyen de les lier à moi ? Est-ce que ce n'est pas plutôt un truc universel ? Ou alors sait-il quelque chose que j'ignore ?...

J'ai sorti une clope et me suis adossé contre un mur, juste devant son cabinet. Sûr que le petit Noir va revenir.

- Je t'attendais.

- Et tu penses que je suis apparu parce que tu as pensé à moi, et que je suis donc une hallucination sur laquelle tu as une emprise ?

Il avait mis dans le mille. Je pouvais rien répondre. J'ai senti ma gorge s'assécher et mon coeur s'est mis à battre plus vite.

- Je suis venu te prévenir.

J'ai gardé le silence. Mes yeux le pénétraient.

- Ca commence. N'aie pas peur.

- Ca fait longtemps que j'ai plus peur du noir, tu sais...

 Le gamin s'est mis à rigoler. Il a dû croire que je me la jouais macho-super-héros. Le genre qui n'a peur de rien et qui fait rêver les ménagères, même si j'ai aucune idée de l'effet que je peux bien leur faire.

J'ai tiré longuement sur ma clope pour que la nicotine me détende suffisamment vite.

- Je suis pas fou, on est d'accord ?

- Non. 

- Alors dans ce cas, tu existes ?

- Pas autant que toi, mais j'existe.

- T'es pas un produit de mon esprit. D'autres personnes t'ont vu. 

- Mais je ne me montre pas à tout le monde.

- Et pas forcément de la même façon ! Donc t'as pas de forme stable, pas vrai ?

- C'est ça, dit-il en souriant. Je suis content que tu comprennes.

- T'es venu chez moi ? C'est toi qui as écrit sur mon téléphone et sur ma basse ?

- Non. Et non. Désolé.

- Le sois pas, c'est ce que je pensais. Ca me rassure un peu. D'où tu viens ?

- Je viens du futur. 

Mon coeur s'est glacé, le sang battait à mes tempes. Ce gamin était à la fois mystérieux, fascinant, terrifiant et... sympa.

- Mais qu'est-ce que tu fous ici ?

- Je suis venu te prévenir, sourit-il à nouveau.

 

Le gamin disparut. Mon coeur a retrouvé sa température normale mais le sang battait toujours comme s'il avait l'intention de me tuer. J'avais sacrément mal au bide. Je suis rentré chez moi à pied, l'air m'a fait du bien. J'ai pas mal réfléchi pendant le trajet. En poussant la lourde porte en bois, je me sentais plus léger. C'est devenu encore meilleur quand j'ai refermé celle de mon appart. Une tornade brune m'a sauté dessus.

- Tu sais que t'es en retard ! 

- Dis ça à ton père...

- Je m'en fous ! Depuis quand tu fais attendre les jolies filles, hein ?

Les lèvres de Solenne ont un avant-goût de paradis. Et le reste aussi. 

Bon. Je lui dis ou pas ?

 - Soso, faut que je te dise un truc.

Elle sortit sa main de mon pantalon et me regarda avec des yeux ronds.

- Oui ?

- J'ai vu un gamin hier. Il m'a parlé et il a disparu.

- Moi aussi.

Ah ben ça, c'est fort.

- Comment ça, toi aussi ?

- Je l'ai vu. Un petit garçon Noir. Il m'a parlé de la fin du monde.

 Ah carrément. Et ça la laisse froide. Enfin, ça la refroidit pas, plutôt.

 - Qu'est-ce qu'il a dit d'autre ?

- Qu'il existait pas vraiment. Que je devrais pas chercher à comprendre, parce que les réponses viendraient. Je trouve ça plutôt cool, moi...


... 

 La vache, faudrait qu'on m'explique. Si je trouve le mec qui écrit mon scénario, dans l'envers du décor, je lui casse les dents.

 - Qu'est-ce qu'il t'a dit, à toi ?

-  Un peu pareil... Mais il a pas parlé de fin du monde.

 

- Peut-être que vous avez mal écouté !

 

On s'est retournés tous les deux en même temps. Solenne était blottie contre moi, et quand je me suis levé pour m'appuyer contre la porte, mon pantalon est tombé. Dommage que vous ayez pas été là, c'était assez marrant à voir. Ce qui était moins marrant, c'est qu'un type d' 1m90 se tenait juste devant nous. Il était habillé comme Hugo Weaving dans V pour Vendetta, sauf qu'il ne portait pas de masque. Il jeta un regard amusé à mon fute.

 - Désolé de troubler de si charmantes retrouvailles, les amis, cependant il est de mon devoir de vous informer d'une chose primordiale qui revêt donc de quelque importance, si vous me suivez.

On l'a regardé sans parler. J'ai serré le poignet de Solenne dans ma main en espérant qu'elle n'ait pas la bonne idée de lui mettre un direct dans la tronche. Quoiqu'il le mériterait. Il sortit une lettre de sa poche, l'ouvrit et nous la lut :

 - Mademoiselle, Monsieur. Par la présente, je vous informe que la fin du monde est proche. 

 Le type se transforma en lapin et sauta par la fenêtre.

 - T'as vu ça ? C'était lui ! C'était le gamin Noir ! Il existe pas complètement, donc il peut pas prendre d'apparence fixe !

- C'est génial, non ? Tout le monde va disparaître, sauf nous ! Du coup on va pouvoir baiser comme des bêtes jusqu'à la fin du monde ! Enfin débarrassés de ces cons ! T'imagines, on va repeupler la terre !


- Solenne, t'as entendu ce que j'ai dit ?  Et puis rien ne dit qu'on sera les seuls à survivre...

- Mais c'est génial, attends, tu te rends pas compte ! On sera plus obligés d'aller à la fac pour se trouver un boulot de merde ! On pourra rester à la maison ou partir voyager super loin, on pourra enfin être libres ! Libres, tu te rends compte ?

- Tu m'écoutes ?

- Libres de vivre, libres de baiser, libres de faire ce qu'on veut, libres d'être enfin nous-mêmes, tu comprends ?! C'est génial, c'est génial, c'est génial !!!


- Heu Solenne ?

Elle arrêta de sauter partout et m'adressa un regard faussement innocent.

- Oui ?

- Tu devrais voir un psy.

J'étais complètement dépassé par la situation, et elle, elle pensait principalement au sexe. Incroyable...

Enfin, elle a mis son idée à exécution, et ça m'a permis d'oublier un peu tous ces trucs. Plus tard dans la soirée, elle m'a avoué qu'elle avait peur. Plus tard dans la nuit, je lui ai dit que c'était normal, que n'importe qui aurait eu peur devant ce mec, même Chuck Norris.


Vendredi 29 novembre 2013 à 1:40

Je me suis retrouvé dans une cour de récré. Les cris des enfants semblaient loins, flous. L'atmosphère trouble. Je me redemande si je suis mort. Un gamin court vers moi. Quand il m'est passé au-travers, j'ai commencé à avoir de sérieux doutes. 

Je me suis baladé vers un bâtiment grisâtre qui n'avait gardé que quelques vieilles traces de ses couleurs rouges et blanches d'origine. Ca me rappelle vaguement quelque chose. 

Tout m'est revenu d'un coup quand j'ai reconnu ce petit garçon tout mince assis contre un arbre.

Moi.

Dan avant qu'il devienne Dan. Bien avant. Il devait pas avoir plus de 8 ans. Il disait rien et fixait le sol de ses yeux inexpressifs. 
Au bout d'un moment, il les a levés vers moi.

- Pourquoi tu portes une veste ?

J'ai souri.

- J'ai un peu froid.

- Tu trouves ? Mais c'est le printemps !

Il ne portait qu'un t-shirt et un pantalon de velours fin. 

- Ca m'est égal, j'aime bien avoir chaud.

- Qu'est-ce que tu fais là ?

- Je sais pas... Je me promenais. 

J'aurais adoré pouvoir lui dire que je venais du futur.

- Comment tu t'appelles ?

- Daniel. 

- Tu travailles ici ?

- Non. Mais si on veut, on peut dire que oui.

L'air s'est distordu légèrement.

- Dis, tu sais à quoi ça sert, la vie ?

- Je suis pas sûr. Mais j'ai ma petite idée. 

- Dis toujours.

- On est là pour grandir, évoluer, partager, aimer. Et vivre des trucs cool. 

- J'ai très envie de grandir, moi. J'en ai marre d'être petit.

- Quand tu seras grand, tu diras le contraire. Mais tu pourras pas revenir en arrière.

- N'importe quoi ! Pourquoi je voudrais redevenir ce que j'ai pas aimé être ? 

- Parce qu'en général, on se rend compte de la vraie valeur des choses qu'une fois qu'on les a perdues. Je sais pas si à ce moment-là il est trop tard, mais je suppose que c'est pas facile de les récupérer et que ça demande pas mal d'efforts. 

- Alors qu'est-ce que tu proposes ?

_______________________________________________________________________________________________________

Un bon Domac, et on prend ta caisse !

_______________________________________________________________________________________________________


- Essaie de tout vivre à fond et de pas agir bêtement. De pas faire de mal à ceux que tu aimes. Ni à ceux qui t'aiment, d'ailleurs. Ne fais rien que tu pourrais regretter. Quand tu seras énervé, canalise cette énergie sur quelque chose de positif, comme le sport ou la musique. Ne blesse jamais inutilement les gens, aussi. 

- Et si c'est des gens stupides qui n'ont rien à foutre de moi qui m'énervent ?

- Ah là par contre, tu leur colles un bon coup de genou dans les couilles et ils te foutront la paix. 

On a ri ensemble. Je savais bien à quel point son présent était difficile. L'intelligence appelle la peur des autres, qui appelle leur violence, et qui cause l'isolation de l'être ainsi considéré comme anormal. Je pensais qu'avec le temps, ça changerait, mais c'est vraiment une vérité générale. 

- T'es un grand mais t'es marrant. J'veux être comme toi plus tard.

Il m'a fait sourire.

- Reste toi-même, ça suffira. 

- Et comme ça j'y arriverai ?

- Ouaip.

- Tu le crois vraiment ?

- J'en suis sûr, souris-je à nouveau. 

Une pause.

- Dis ?

- Ouais ?

- Toi qui es grand, tu sais si ça existe, les âmes soeurs ?

- Yeap.

- Tu me fais pas des blagues ?

- Nope, souris-je encore une fois. 

- T'es sûr que tu me dis pas ça pour me faire plaisir ?

- T'inquiète, kid. J'en suis sûr et certain. Par contre faut pas avoir peur d'être déçu plusieurs fois si tu veux la trouver. 

- Je vais forcément me tromper plusieurs fois avant de trouver la bonne ?

- Pas forcément, mais y'a des chances, ouais.

- Et si je perds espoir ? 

Il est trop mignon, ce petit. Ses copines savent pas ce qu'elles ratent. Trop sensible et introverti pour des gamines, sans doute.

- T'auras qu'à devenir fort. Mais perdre espoir fait partie du jeu. Les choses importantes arrivent quand on est prêt, mais surtout quand on s'y attend le moins. 

- Quand on sait pas qu'on est prêt, donc.

- Exactement. 

- De toute façon c'est pas demain la veille que je la trouverai. Les filles veulent pas de moi.

- Avec le temps elles changeront d'avis. Elles se lasseront des débiles populaires sans cervelle et commençeront à voir que les garçons comme toi sont plus intéressants, plus rares et plus précieux.

Je lui ai fait un clin d'oeil. Il a souri tout grand. 

J'ai ressenti une grande chaleur dans mon corps, mon ventre, mon coeur, comme si je réintégrais une partie de moi, puis l'air s'est distordu et tout a disparu. 


Je nage dans la stratosphère, porté par des courants énergétiques. J'enlève mes lunettes et une impulsion partie de mon ventre me propulse de plus en plus vite pour m'emmener encore plus loin. Je me sens terriblement bien. Je vois l'espace, je vois les étoiles. Tout se brouille, tout se fige, j'ai aucune idée d'où je suis, mais j'y suis, et j'y tiens. Je remarque une bulle autour de moi, aux contours un peu flous. C'est sûrement elle qui me maintient en vie. 

Je me sens monter progressivement, j'ai l'impression de quitter mon corps tout doucement.

Il y a eu une pression terrible vers le bas.

Un choc.

Plus rien.


Jeudi 30 janvier 2014 à 22:49

J'ai été vomi par la porte et dans un cri d'incompréhension mêlé de douleur, ma mâchoire a recontré le plancher pour une soirée dégustation. 

- Non, c'est pas possible !

C'est sorti indépendamment de ma volonté. 

- Tu peux m'expliquer par quelle logique on arrive par l'entrée après être sortis par les portes psychées d'en haut ?

- Qu'est-ce qui te paraît illogique dans "arriver par l'entrée" ?

Je n'étais pas seul, bien sûr. Dan et Soda, respectivement. Je me suis levé vers le premier. Il avait l'air apaisé. Je l'ai regardé entre mes mèches moites.

- Mon pote, j'ai besoin d'une clope.

Il m'en a tendu une, suspicieux. Il me l'a allumée avec son pouce brûlant. 

- T'es sûr que ça va ?

On avait attiré le regard de Soda, qui me faisait penser à un hybride moniteur de colo / chasseur alpin. Un ancien qui attend les jeunes, mais qui sait bourriner quand il y a besoin.

- J'ai un truc à faire.

Mon ombre s'allongeait de plus en plus à mesure que je tirais sur la cigarette. Bientôt, quand elle s'étendit tout le long du mur derrière le comptoir, elle prit forme. Un colosse de pratiquement deux mètres, large d'épaules, au teint mat, aux longs cheveux noirs surmontés d'un chapeau et au sourire malicieux, qui dégageait une puissance incroyable et une douceur fascinante. Il portait une veste de costume et une chemise à trois boutons ouverts, ce qui achevait de le classer définitivement parmi les êtres les plus cools du monde. 

- Tu t'es trouvé un joli corps, lui lançai-je. 

Ca a dû choquer Dan, parce que ses yeux serrés et crispés comme un microscope bloqué sur grossissement maximal se sont agrandis et n'ont cessé de s'acérer à mesure que la conversation a progressé.

- T'as vu ça ? Il vient d'être libéré, j'ai eu de la chance ! Mais il a fallu que je le restaure, il a été grandement altéré. 

- Générateur pur, véhicule pour très vieille âme, ajna ouverte donc communication strataire possible et créativité exacerbée, un mystique en puissance, mais vu l'état du corps, il est mort avant d'en arriver là et me demande pas comment je sais tout ça.

- Joli ! Effectivement, il me fallait au moins ça pour ce qui se prépare. 

Je sentais Dan se retenir de toutes ses forces. Je l'ai rapidement regardé du coin de l'oeil, il brûlait des bras, des jambes, et surtout du crâne. C'était magnifique mais actuellement, quelqu'un de beaucoup plus dangereux requérait toute mon attention.

- J'ai résolu le paradoxe, pourquoi on est toujours là ?

- Parce que t'as pas résolu le paradoxe.

- Arrête tes conneries, grognai-je les dents serrées, j'ai supprimé la réalité où je refusais de t'aider en me suicidant.

- Mais c'est pas ça le paradoxe. Là t'as juste réglé celui de ta psyché, mais c'est pas le paradoxe universel qui a causé le déclenchement de la fin du monde et pour lequel j'ai été banni de Shell Haven.

- Toi... murmurait Soda. Toi... 

Je l'ai interrompu d'une main. 

- C'est pas le moment. 

Je sentais mes ailes chauffer dans mon dos, elle ne demandaient qu'à se manifester. J'avais tout oublié et il refusait de m'aider à me souvenir. Exactement comme à ma naissance, à notre naissance à tous. 

- Je te rappelle que je suis recherché par des êtres qui voyagent dans les strates plus vite que la lumière dans le vide. Tout ce que je dis peut être capté, interprété, et utilisé contre moi. Contre vous tous.

- Explique moi en quoi t'es de notre côté... grognai-je. 
Pourquoi tu te caches si tu crains pas la mort ? 

- C'est pas le moment, c'est pas ça qui est important ! T'as détruit la réalité alternative qui dépendait de ton action en foutant ton ton toi alternatif en l'air, c'est très bien, ça unifie les réalités autour de l'idée que tu ne peux qu'exister à cet instant T autour duquel tout gravite, et donc ça supprime tes visions de... bref, tes visions, quoi, mais c'est pas suffisant pour que l'Univers retrouve son équilibre. 

- Je crois que j'ai compris ce que je devais faire.

- Shht ! Pas un mot ! Ils ne doivent pas savoir !

- Pourquoi tu souris ?

- Parce qu'avec ce corps-là, c'est très agréable. Ca diffuse l'énergie d'une façon qu'on a pas tant que ça l'occasion de voir. Une dernière chose, vous pourrez rien faire tant que vous serez pas orientés et unis, à la fois en vous-mêmes et avec les autres. Et étant donné l'état complètement invraisemblable de la stabilité du réel, ce sera pas comme dans un film de Kelly, on aura pas autant de chances qu'on veut. Votre échec conduira inéluctablement à la destruction de tout ce qui est et de tout ce qui n'a pas encore été. Le temps et la matière se fondront et la vibration cessera, ils s'auto-phagocyteront, et ce sera la fin de l'Univers tout entier.

Ce n'est qu'à ce moment là que j'ai vraiment compris à quel point c'était sérieux toute cette histoire, et à quel point on était dans la merde la plus profonde. 

J'ai fini ma clope, je l'ai jetée et il a disparu dans une bouffée de fumée.





<< Page précédente | 20 | 21 | 22 | 23 | 24 | 25 | 26 | 27 | 28 | 29 | Page suivante >>

Créer un podcast