Vendredi 15 mars 2013 à 21:04

 

 

Les rues de Bordeaux étaient froides et sèches. Il devait pas être plus de 18h, mais il faisait aussi nuit que là d'où je venais. On devait être en début d'année. C'était étrange de recroiser enfin de vrais passants. Des gens normaux. Beaucoup avaient les yeux ternes, cela dit, comme s'ils ne partageaient pas ma satisfaction d'être de retour à la maison. J'ai repensé à ce qu'avait dit Soda. Deux mecs se battent dans une rue passante, des chiens aboient, des oiseaux chantent, un couple d'ados s'embrassent. Le réel, quoi. Dans toute sa rassurante platitude. Pas d'épée qui m'attend dans un coin, pas de monstres qui rôdent, à affronter et à utiliser comme moyen de locomotion. Tout est outrageusement normal et ça me fait un bien fou.

 


J'étais en train de me dire que j'avais aucune idée d'où j'allais quand mon téléphone a sonné dans ma poche. Lola me disait qu'elle était déjà à la clinique, qu'elle m'attendait, que je t'étais en retard. 

Ca a déclenché un souvenir. Un ami de mon père, prof de philo comme lui, était enfermé dans un HP pour une raison qu'il avait pas voulu me dire. Ce type m'a donné certains des meilleurs cours de ma vie, en Terminale, et il fait quasiment partie de la famille. Mon coeur et mes dents se sont serrées alors que je me demandais aussi comment j'avais pu oublier un truc pareil. Est-ce que je suis vraiment de retour dans le réel que j'ai quitté ?

Pas le moment de penser à ça, mon prof a besoin de moi. Je vais le sortir d'ici. J'ai fait un crochet par un bureau de tabac pour acheter des clopes, un briquet et des chewing-gums. J'allais en avoir besoin. 

J'ai pris quatre rues et suis entré dans la clinique sans parler à personne. Avant de me rendre compte que j'étais pas comme ça d'habitude, j'étais déjà dans les couloirs gris-rosés à chercher Lola. 
Un type en train de manger une pizza dont le visage m'a vaguement rappellé quelqu'un m'a tapé du regard.

- Votre prof est dans la 115.

- Merci.

Même pas le coeur à lui demander qui il est, et encore moins comment il sait que je cherche un prof. On réagit tous de façon absurde parfois. D'un pas aussi déterminé que flippé, je trace vers sa chambre. J'enlève mon écharpe et la tripote nerveusement. La vision de mon prof privé de ses bras est assez choquante. 

- Bonjour monsieur. Vous tenez le coup ?

- La question est pas là, Pierre. Ce qui importe, c'est si le monde ! tiendra le coup.

- Pardon ?

- T'as très bien entendu. Ca fait plus de deux siècles que l'homme fait plus de merdes que de merveilles. Il court droit à sa perte, à force de parasiter le monde qu'il croit posséder. Sois gentil, enlève moi ma camisole, je me croirais chez Platon, dans sa foutue caverne.

-Vous êtes sûr ?

- J'attaque les bons élèves que quand ça permet de sauver le monde. Si je le faisais sans raison, ça leur en donnerait une bonne de me garder ici, et je suis pas assez fou pour leur laisser ce plaisir.


- Qu'est-ce qui s'est passé ? Pourquoi vous êtes là ?

- Ton père t'a rien dit ? Tant mieux. Ca me laisse le temps de t'expliquer. Mais détache-moi d'abord. 

J'ai défait ses trois lanières.

- Où est Lola ? 

- Ouais, elle est venue. Partie chercher du café. On a pas beaucoup de temps.

Il est allé chercher sa sacoche et en a tiré un imposant dossier.

- Tu te rappelles de ton pote Sébastien ?

- Bien sûr. On est toujours amis.

Il était le seul à le comprendre. Les deux restaient souvent pour parler à la fin des cours, parfois pendant des heures. J'ai jamais su de quoi.

- Eh bien si j'ai raison, je l'ai empêché de déclencher la fin du monde.


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J'essayais de garder mon calme, mais sans pouvoir l'expliquer, je savais que considérer ses mots, au placement si altéré soit-il, comme ceux d'un homme fou à lier était une erreur à ne pas commettre. Ce type a toujours été beaucoup trop intelligent pour pouvoir devenir fou, quelles que soient les circonstances. Ses yeux fatigués et cernés parcouraient ses notes à toute vitesse. La lueur dont ils brillaient était celle de l'homme de pensée passionné, pas d'un fou furieux. C'était évident.


- J'ai été très intéressé par le cas de Sébastien, et bien que ça aille contre les lois de mon métier, j'ai commencé à enquêter sur lui. Vu ce qu'il me disait, j'y ai été obligé. Je me suis arrangé pour rassembler le maximum de données sur lui, par tous les moyens. Je savais du fond de mes tripes qu'il n'y avait que moi qui pouvais le faire. C'était une obligation, pas une obsession, mais je peux pas t'empêcher de me voir comme un fou furieux, alors que je ne suis qu'un homme fatigué qui a fait ce qui lui semblait juste. J'en ai trop découvert et j'ai payé le prix fort. 


J'avais aucune idée de quoi il parlait, mais je l'ai laissé poursuivre. 

- Sébastien a toujours été bizarre, pas vrai ?

- Ca ouais. Mais c'est quelqu'un de bien.

Il a retenu quelque chose. Un court silence, puis il a repris.

- Sébastien est devenu schizophrène par son propre choix. Il a découvert un autre monde et à choisi de garder un pied dans chaque. C'est comme ça qu'il s'est approprié une entité. Enfin, qu'il s'est lié avec. Un TDI, diraient les psys. Ca plus la schizophrénie, c'était la réclusion assurée. J'ai essayé de l'aider, et j'ai vite compris que ce monde qu'il a découvert était pas le fruit de son esprit et qu'il existait bel et bien. Son discours mettait en cause un "ailleurs" décrit par bien des philosophes, et collant parfaitement avec le concept socratique du monde des idées. L'idée globale est que cet ailleurs est composé d'un ensemble d'univers parallèles, et que le coeur des hommes, dans le sens de l'âme, en réalité, soit la porte qui y mène. Sébastien étant un garçon très sensible, il y a facilement accès. Tu comprends ?


C'était comme si je me prenais toutes les pièces d'un puzzle dans la face et dans le bon ordre. La porte s'est ouverte avant que j'aie pu répondre quoi que ce soit.

- Ah, t'es là. 

- Salut.

- Je vous dérange pas ?

- Non, du tout, tu tombes bien, dit-il avec un sourire en attrapant un gobelet de café du plateau que Lola lui tendait.

- Qu'est-ce qu'il raconte ? me glissa Lola à l'oreille.

Je lui fis signe de se taire.

- Vous allez penser pareil qu'eux. Que tout ce que je peux dire n'est qu'un tissu d'absurdités pour justifier ce que j'ai fait.

Il parlait tout bas, de plus en plus faiblement, presque dans sa barbe.

- J'avais pas le choix...

- Mais qu'est-ce que vous avez fait ?

Il m'a regardé sans parler. 

- Viens, m'a dit Lola. On doit y aller.

Pas la peine d'insister, me suis-je forcé à penser. Rationnaliser. J'ai un plan B.

- Merci d'être passés, ça m'a fait chaud au coeur. N'oublie pas les cours pour ton père, Pierre.

Il a étiré ses lèvres en un sourire. 

- Oui, merci pour lui. 

J'ai pris le dossier sur Seb en lui rendant son sourire.

Le mec à la pizza avait disparu sur le chemin du retour.

- Qu'est-ce qu'il t'a dit ?

- N'importe quoi. Tu lui as parlé, toi ?

- Pas vraiment. Quand je lui posais des questions, il répondait à côté. Il s'est mis à parler tout seul un moment, ça m'a gênée, alors je lui ai proposé d'aller lui chercher des cafés en attendant que tu arrives.

- D'accord. Ca a dû être dur pour toi. Je dois aller chez mon père pour lui rendre ça. Je te retrouve à la maison.

- On fait comme ça.

On s'est embrassés et on a pris chacun une direction opposée. J'ai allumé une clope pour me préparer. Arrivé à la moitié, je me suis retourné pour vérifier qu'elle était bien partie. J'avais pas besoin de témoins.

J'ai trouvé un coin tranquille, sur les marches à l'arrière de la clinique, et je me suis plongé dans le cas de Sébastien. Tout était là. Des preuves par milliers. Photos, citations, liens avec des théories appartenant autant à la mystique Perse qu'à Socrate ou Nietzsche. A en juger par les rares passages d'hommes de ménage à mes côtés, je suis devant l'entrée du staff.

Au bout d'une heure de lecture frénétique et d'un nombre incalculable de cigarettes fumées, j'avais totalement changé mon point de vue sur Seb. Pourtant, des dizaines de questions m'obsédaient.

Il m'est apparu clairement qu'il était temps pour mon plan B. J'y étais prêt depuis le début, mais j'avais maintenant de toutes autres raisons de le faire. 

[Wife Of Pi / Monsters]

Je me suis retourné et introduit dans la clinique de la plus simple des façons. Les couloirs étaient vides. Pression. J'ai pris un chewing-gum, poussé la première porte à ma droite et me suis retrouvé dans un placard à balais. Parfait.  Un bruit. Merde. Aperçois un carton sur une étagère à ma droite. La porte s'ouvre, rapide coup de coude, je me roule en boule. Le carton tombe autour de moi. Bruit métallique, pas traînants, porte, pas traînants. Je respire. Pose le dossier derrière des balais qui n'ont pas été utilisés depuis des mois, à en juger par leur état.
 Attrapé un flacon de détergent et l'ai mis dans ma poche. J'allais sortir quand j'ai vu un uniforme de technicien de surface. Encore plus parfait. Les cheveux cachés par un bonnet transparent et la bouche sous un masque, je peux me permettre de prendre tout un chariot avec moi, et l'ascenseur direction le premier étage.

 

Je m'en sers pour ouvrir une porte battante en sifflotant et saluant mes collègues. Au bout de 5 minutes à tourner dans l'hôpital, je trouve les toilettes. Un coup d'oeil rapide pour m'assurer que personne ne m'ait vu et je m'y engouffre. Je sors le chewing-gum de ma bouche et l'aplatis de façon à ce qu'il soit assez fin mais puisse couvrir un point large d'au moins cinq centimètres de diamètre. Je l'applique sur l'unique détecteur de fumée de la pièce. Trop facile.

Je bloque la bonde d'un lavabo et le remplis de détergent, puis sors une clope et mon briquet des poches sous mon déguisement.

"Le dossier", me dis-je. 

Je fume, concentré et pensif. Je n'ai pas beaucoup de temps. Environ cinq minutes. Trois devraient suffire, mais on est pas à l'abri d'un imprévu. 

Bon. Je tire une dernière bouffée et jette ma clope dans le détergent. Une énorme flamme prend tout de suite. Je jette ma blouse dedans pour étouffer un peu le feu et m'offrir un peu plus de temps. Je rajoute le bonnet et le masque de façon à faire un visage. La classe.

Sortie discrète par la gauche, la fumée ne doit pas se voir. Je passe à bonne distance des gens en espérant que l'odeur de la cigarette couvre celle de la fumée. Normalement c'est le déguisement qui en a pris la majeure partie, mais j'ai pas pensé à vérifier et si je le fais maintenant, ça risque d'être suspect. Les nez se froncent, les yeux se plissent,  les têtes se retournent. S'ils sont pas trop cons, dans 30 secondes c'est cramé. La 115 n'est plus très loin. Continuer à marcher normalement, éviter un regard sur deux, donner l'impression d'appartenir au troupeau à contre-courant duquel j'avance. C'est la partie facile, pour le moment. 115. J'ouvre la porte sèchement.

- Il faut qu'on parle.

Il m'a regardé sans rien dire, pas vraiment surpris, mais pas complètement hébété non plus.


Il allait peut-être dire un truc, je sais pas, il avait la bouche ouverte, mais c'est à ce moment-là que l'alarme s'est déclenchée. Des idiots, donc.

Rapide coup d'oeil par l'entrebaîllement de la porte pour vérifier. Des idiots, oui. Tous en train d'halluciner face à leur salle de bains qui prend feu. 


- Venez.


Je l'ai attrapé par le bras et l'ai traîné vers la sortie de secours qui n'allait recevoir du monde que dans quelques minutes. Je l'ai regardé par-dessus mon épaule. Il avait l'air effrayé. Encore dix secondes. J'avance le plus possible.

L'alarme retentit, il sursaute, elle me vrille les tympans. Il commence à être lourd. Je regarde derrière moi. Absolument personne ne nous a remarqués. J'ouvre la porte d'entrée du pied et nous précipite le plus loin possible. Il y a une sorte de petit terrain ressemblant vaguement à une forêt.


- Vous savez grimper aux arbres ?

- Hein ?

Yeux grands ouverts + grimace hallucinée. Ok.

- Faites le tour et trouvez une voiture sous laquelle vous planquer. Je vous rejoins dans deux minutes.

- Quoi ?

Son expression s'intensifie. Je le pousse par l'épaule pour le motiver et bondis dans l'autre sens. Je reste accroupi la plupart du temps. Il y a des médecins et des membres du personnel qui sortent de la porte principale de temps en temps. On dirait qu'ils hésitent à appeller la sécurité. J'en reviens pas. Plus de dix ans d'études et pas le moindre esprit logique. 

Je trouve un chemin jusqu'à l'entrée de service que j'avais déjà utilisée. L'alarme n'a toujours pas été coupée. Ils sont consanguins ou quoi ?
C'est plus calme dans la buanderie. Je récupère le dossier et me barre aussi vite que possible.


- Vous voilà.

Non, c'est une blague.


- Vous savez, je savais que quelqu'un essaierait quelque chose. Ces jeunes...


Non, c'est vraiment une blague, là ?


- "C'est pour ça que je n'ai pas coupé l'alarme ni appellé la sécurité." J'ai lancé le dossier à plat, comme un frisbee, entre le médecin de tout à l'heure et moi. "Mh ?"


Merde.


-Je me suis dit que ce serait plus facile pour vous trouv-


Pas besoin, en fait, ce type est sa propre diversion. Je lui envoie mon poing dans le maxillaire supérieur et enchaîne avec l'autre. Claques sur les oreilles pour étourdir / vengeance de l'alarme de tout à l'heure. Le pousse du pied, ramasse le dossier, cours.

Me retourne pour vérifier qu'il ne s'est pas relevé. J'évite de justesse une voiture. La suivante est un pick up, je saute dedans et me colle à plat ventre. 15 interminables secondes. La voiture freine, je m'en vais discrètement. 

Trouver rapidement un point couvert qui me donne une vue dégagée sur les roues des voitures a pas été une mince affaire. 

- Hé !

Je me suis retourné, le poing armé.

- Ha ! 

J'ai failli frapper mon prof.

- Tu croyais vraiment que j'allais rester allongé par terre à t'attendre ?

Rapides regards autour de moi.

- J'imagine que vous êtes pas garé ici ?

Il s'est mis à rire. On était pas loin de l'entrée. Cabine sans tain, donc forcément au moins deux personnes à l'intérieur, et qui dit deux personnes, dit deux écrans, et très certainement notre signalement. Hors de question de passer par là. Plus possible de se déguiser, pas le temps d'attendre un autre pick up, pas la possibilité de miser sur la proba qu'un autre apparaisse, d'ailleurs; réfléchir, réfléchir, trouver une solution. Se cacher dans la haie ? Faire le mur ? 

- Il y a un bus, le désigna-t-il du menton.

- Faut pas se faire remarquer, vous avez de quoi payer ? demandai-je en cherchant la sécurité qui n'allait pas tarder à apparaître.

- Tu déconnes ?

- Alors c'est mort, faut trouver autre chose.

- (ON A PAS LE TEMPS !) murmura-t-il très fort en m'attrapant par le bras et en se mettant à marcher très vite.

- ARRÊTE !

- (MAIS VOUS ÊTES FOU ??)

- CA VA PAS SE PASSER COMME CA ! VIENS AVEC MOI !

Je crois comprendre ce qu'il essaie de faire. Ma main au feu que ça marchera jamais.

Tout le monde se braque vers nous. Yeux inquisiteurs, soupirs honteux, blabla humain. Peut-être pas suffisant. Je sors une cigarette, il la fout par terre d'une baffe.


- TU VEUX UN CANCER, C'EST CA ? J'VAIS T'EMMENER VOIR UN COLLEGUE ONCOLOGUE, TU VAS VOIR CE QU'IL VA TE DIRE !


Les regards nous quittent. La sécu qui arrivait nous passe complètement au-travers. Je vais pour ramasser ma clope, mais il a poussé la conscience professionnelle à l'écraser et j'avais pas fait attention. J'ai soupirâlé et suis monté dans le bus, mon prof sur mes talons.


Plaqué mon dos à la vitre de plastique à côté des portes et expiré un grand coup. J'hésite à lui faire discrètement signe de se taire, mais l'envie est trop forte :

- C'était très beau, doc. 

- Ca t'a plu ? dit-il en riant. On dira ce qu'on voudra, mais la science, c'est avant tout des expériences sur le terrain !

Je me suis marré aussi. Grosse décompression. Mais en filigrane se fige l'impression qu'une fois le bus quitté, le cinéma sera terminé et que le ton redeviendra grave. 

- C'était risqué, dis-je doucement.

- J'ai confiance en l'effet du témoin. Plus le temps passe, plus les probas sont faibles. 

- C'était quand même très risqué.

- Ca nous aurait pas explosé à la gueule quand même. J'suis médecin, merde !

On s'est encore marrés. Je commençais à sentir une puissante contradiction dans mon estomac, et le malaise qui la suivait n'annonçait rien de bon.


 

Jeudi 1er août 2013 à 20:51

 

On est descendus du bus. J'ai reçu un message de Lola disant qu'elle peut pas venir, qu'une de ses amies va mal et qu'elle doit s'en occuper. Parfait. Mais depuis quand je suis comme ça ? C'est la vraie réalité, ça ?

- Ils vous chercheront chez vous en premier. Ca nous laisse le temps de trouver quoi faire. Venez, on va chez moi.

- Merci.

Le trajet s'est déroulé en silence. On pouvait pas se permettre de se compromettre, de toute façon.

- C'est au deuxième.

Silence dans l'ascenseur, aussi.

Tourné la clé dans la porte et allumé la lumière. Mon appart est terne, brun. Ambiance propice.

Il fait froid. 

Le prof ne dit rien. Je vais allumer un radiateur et une bougie. J'y passe ma main. AAAAÏEEEUH.

- Mais pourquoi tu fais ça ?

- Rien, laissez tomber. Vous voulez boire ou manger quelque chose ?

- Non..

- Comme vous voulez. Vous tenez le coup ?


Silence. Je suis allé jeter un coup d'oeil dans le frigo.


- J'ai assassiné Sébastien.



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Encore un jour sans sommeil. J'ai arrêté de compter. Vidé d'énergie et des cernes plein les yeux. Paralysé par ce que je pense, entends, crois ressentir, incapable de faire autre chose que rester prostré, assis sur mon lit, entre le sommeil et la vie réelle.
Je refuse ce monde. J'y ai pas ma place.

Tous ces gens sales et vides le parasitent, le hantent, le condamnent. Si nous sommes ici pour expérimenter des choses, si c'est bien ça le sens de la vie, quelle en est la raison d'être ? La cause du monde lui-même ? Ce terrain de jeu est là pour nous faire grandir, mais dans quel but ? Une fois que ce sera fait, à quoi on servira ?

Le mec au chapeau a parlé d'échange d'énergie. Que c'était pour ça qu'on vivait et qu'on pouvait être heureux. Il avait cité la Bible, aussi. "Croître et multiplier". Créer encore plus d'énergie, mais pour alimenter quoi ? Peut-être qu'en mourant je le saurai. Trop de questions et trop peu d'éléments dans ce monde.

Je me traîne jusqu'à mon lavabo et m'y lave le visage. J'ai l'air d'un putain de déterré.
Mes gestes sont imprécis, fatigués. Vieux. J'ai 75 ans de trop, j'en ai marre de continuer. L'homme au chapeau est pas d'accord. Je le vois plus distinctement que jamais, comme s'il était vraiment là.

Je me rappelle de la lumière qui explique sans parler, après le vide. Bien après. J'ai l'impression que c'était il y a 150 ans. Maintenant elle a disparu, et plus rien a de sens. 


- Relève-toi, Seb, tu me fais pitié.

- Va te faire foutre, laisse-moi crever.

Il m'a attrapé par le col et soulevé du parquet où je cherchais un semblant de sommeil.

- Tu as des choses à faire aujourd'hui, Sébastien.

- Ouais. Crever. Casse-toi.

J'avais la voix rauque.

- C'est toi qui m'as foutu dans cet état.

- Tu as eu le choix. 

- Viens avec moi, il faut que tu manges.


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Sébastien zombie se traîne dans les couloirs. Ses cervicales grincent et son dos est une descente d'escaliers. Les gens se retournent parfois sur son passage, mais ça doit être parce qu'ils le confondent avec Kurt Cobain, puisque la plupart des autres l'ignorent simplement.

Trop de cernes, je suis une antipub pour crème de jour. Ca tombe bien, j'ai jamais pu les blairer, et les décérébrées qui tournent dedans encore moins.

Le cours m'a vidé. J'ai pas pu prendre grand-chose. Je sais même pas quel âge j'ai, alors suivre les tribulations du banquet de Platon, c'est un peu trop me demander. Même le meilleur prof de philo du monde peut pas faire de miracles.

Je suis sorti prendre un café. Le lycée bruyant m'énervait, mais pas suffisament pour m'assurer de pas tomber de fatigue sur le chemin du retour. Quelque part j'envie ces gens criant et leur joie de vivre, même si ça leur donne l'air d'avoir trois ans d'âge mental. Peut-être qu'au final, ce serait une preuve d'intelligence que de mettre mes questions de côté et essayer de faire comme eux. Qu'est-ce que je dis ? Ce serait de la lâcheté, rien d'autre.

J'ai assez perdu de temps ici. Je me suis dirigé vers le parking pour sortir par-derrière et éviter l'entrée du lycée bloquée par les rires et les volutes de fumée.

C'est là que je l'ai vu. Il avait l'air surpris que je sois là. Il s'approche de moi rapidement. Peut-être qu'il m'en veut de pas être resté à la fin du cours pour discuter avec lui, comme on en avait l'habitude. 

J'ai pas senti le premier choc, mais j'ai bien senti la lame me rentrer entre les côtes et perforer mon poumon. Pneumothorax, pleurésie. Les mots affligent dans ma tête et l'air que je respirais retourne à l'atmosphère dans un long souffle. Le mien est coupé, je suffoque. La main du prof tremble, il me regarde et me dit quelque chose mais je ne vois rien, beaucoup trop flou, l'adrénaline se rajoute au café et mon coeur bat de plus en plus vite, je n'arrive pas à m'évanouir. J'étais courbé mais je suis déjà par terre. Pas senti le deuxième choc non plus.

Il a disparu sans que je m'en rende compte. Une ambulance est arrivée parce que c'était le bon moment pour me vriller les tympans. J'ai été mis sous oxygène pendant que les infirmiers me posaient des questions. J'aimerais leur demander de m'achever mais je peux pas parler. Ils m'ont piqué.



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Je me suis réveillé avec un respirateur, un bandage autour du crâne et une odeur d'éther. Et la douleur explosive, aussi. Je recommence à y voir clair. Je me rappelle que j'ai rêvé d'une fille et que j'étais heureux. Ca devait être de la kétamine. L'homme sans nom était là. Il a jeté un oeil à mes constantes puis a redirigé son regard sur moi. Ma gorge est sèche, je n'arrive pas à parler.

- Tu n'es pas encore stabilisé. Les médecins vont venir te mettre en coma artificiel le temps que ton poumon cicatrise.

Ca explique pourquoi j'ai encore mal, mais pas pourquoi je me suis réveillé.

- C'est moi qui ai fait ça.

La tentative de meurtre ou le réveil ?

- Le réveil. Je viens te sauver.

Non. Hors de question.

- Tu n'as pas le droit de mourir, Sébastien.

Tu vas voir.

J'ai arraché mon respirateur et me suis traîné hors du lit en suffocant. Ma tête tourne et mes jambes me lâchent. Je ne suis stable à aucun niveau. Je chancelle dans tous les sens, attrape la poignée de la fenêtre et la tourne. Je ne suis qu'au deuxième étage, mais si je saute la tête en bas, dans mon état, j'ai aucune chance de survie.

Je lui jette un dernier regard en souriant.

- Tu l'avais pas prévu, ça.



J'ai sauté.




Lundi 23 septembre 2013 à 16:44

Maybeshewill - Fair Youth



J'ai une mission. Je suis ici pour les lier, et les prévenir. Depuis le début. Depuis bien avant qu'ils ne se doutent de quoi que ce soit. Mon intervention était écrite avant même que leurs destins ne se mettent en marche. Mais dans le chaos des actions humaines, les évènements sont retardés, et ces retards donnent naissance à de nouvelles réalités. Par centaines. 

La ville est froide, trempée d'une lumière éclatante battue par le vent. Difficile de croire qu'un endroit aussi banal est un pôle d'orientation via lequel tout va finir par s'intriquer dans finalement assez peu de temps. Nous sommes plusieurs centaines de jours avant la fin du monde, dans le quartier où évolue une de mes personnes d'intérêt.


Il vient de sortir de chez lui. Sent encore le lit et la luxure. Il y a encore quelques siècles, ça m'aurait révulsée. 

Il tremble dans sa chemise, se frictionne les bras. Son coeur bat un peu trop lentement, c'est pas bon. Ses corps éthériques sont abîmés, aussi. Il traverse, une voiture arrive dans sa direction, si je ne fais rien il va mourir, c'est sûr. Je ne sais pas quoi faire, je panique, je débride, j'arrête le temps. Je suffoque, tachycarde. M'approche de son corps figé et maudis ma sensibilité.


Lester... Lester, si tu avais la moindre idée de ce qu'on attend de toi... Tu ne voudrais jamais le faire. Tu ne voudrais jamais te donner. Tu ne prendrais jamais le risque de tout perdre si tu n'étais pas sûr que l'idée venait totalement de toi. La force de ta sincérité vient de ton ego, non de ta dévotion. C'est ce qui te perdra peut-être, si tu échoues à te voir. 


J'ai caressé sa joue, elle était froide. Il semblait mort. La vie tient à peu de choses, en fait. Un battement quantique, un signal électrique, une pulsation. Il suffit de ça pour la lancer ou l'arrêter, et entretemps elle tisse en son sein des milliers de voies, des milliers de sons, d'échos, de pulsions. En offrant la conscience à la vie, nous l'avons rendue capable de miracles, de créations. Et pourtant regarde où on en est rendus... C'est décourageant.


Je l'ai pris par la taille, soulevé et mis sur mon épaule. J'avais peur de le casser, ou de le froisser, alors j'avançais doucement, me glissant entre les voitures stoppées en plein mouvement. Je l'ai assis sur la route, à un endroit sûr où elle pourrait le voir. Elle était déjà de l'autre côté de la route. J'avais réussi, c'était le bon moment. Le moment de vérité. J'ai relancé le temps, disparu, bridé.

Un son de trompette a déchiré le ciel, mais il était hors de danger.

L'homme qui a failli le renverser est sorti de sa voiture pour courir vers lui mais elle est là, elle lui sert de diversion et pointe le direct opposé du bar où il s'est caché.


Une fois dedans, elle dit qu'elle sait pourquoi il n'a aucun souvenir d'avoir percuté la Mercedes et pourquoi il ne ressent aucune douleur. "On ne peut pas parler ici." Je commence à avoir peur. Elle m'a senti ? Ou alors elle ment pour prendre l'ascendant sur lui. Je ne peux le savoir sans débrider à nouveau, et c'est trop risqué tant que je ne sais pas ce qu'elle est. Ils sont sortis. Je continue ma filature. 
Elle me sent peut-être vaguement, mais elle ne peut pas avoir la moindre idée de qui je suis. Lester tousse, la regarde avec les yeux équarquillés. Elle n'arrête pas de le surprendre, elle le fascine. Ca me fend le coeur et je m'en maudis. 


- J'avais besoin d'être sûre que c'était le bon toi.

- Hein ?

- La bonne strate, si tu préfères.


Je suis derrière Neto et je la regarde. Elle sourit. Elle m'a senti.


- Rentrons chez toi, tu vas attraper froid.


Une banshee. Une banshee qui outrepasse ses droits et dont je viens de faire le travail. Une banshee vers laquelle je viens de guider un humain sous ma protection. Idiote, idiote ! Tu sabotes ton propre plan ! 

"C'était pourtant le destin de Lester de la retrouver ici, et ton devoir de t'en assurer.", me dit mon ajna.

Dans cette réalité-là, ils viennent de se rencontrer, alors que dans la principale, ils se connaissaient déjà. Même si ça peut être un embranchement de leur ressort, par leurs choix, ça peut tout aussi bien être une mise en scène. Quoiqu'il en soit, ils ont des infiltrés ici ! Ils savent peut-être déjà pour nous. J'ai peur, je me sens humaine et je déteste ça. Je dois remonter le fil pour mesurer notre avantage. Le conflit ouvert ne sera probablement plus évitable, il me faut plus de données. Mais je ne partirai pas sans avoir essayé de lui parler. Il doit savoir.

Je lévite jusqu'à la fenêtre de son appartement. L'orgie va bientôt commencer. Je pourrais l'empêcher de se produire mais il a bien mérité ça. Je serre les dents et j'attends, j'ai besoin de nouvelles idées.


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C'est un paradoxe. C'en est forcément un. Ces trois personnes ne pouvaient pas se connaître à ce moment-là. Trop de dépendances avec d'autres évènements liés eux-mêmes à d'autres évènements pour que ça soit possible, ce qui veut dire qu'ils ont été envoyés là. Ils savent pour nous, et ils nous cherchent. Mon sang s'est glacé. Le conflit est imminent et il n'a jamais été aussi important que je parle à Lester ici et maintenant. Je vais confronter cette maudite banshee.

J'ai manipulé les ondes électromagnétiques pour faire sonner le téléphone de la fille qui était avec eux. Je m'occuperai d'elle plus tard, en attendant, je dois créer une diversion. 

"Tu n'entends que ma voix car elle détient la vérité. Tu es dévastée, tu dois partir quelques temps pour te ressourcer. Tu vas rentrer chez toi et y rester jusqu'à nouvel ordre. Avant de partir, dis à Neto que tu auras besoin de lui parler. Tu as déjà oublié ces mots, mais ton inconscient, lui, ne les oubliera jamais. Réveille-toi, et fais."

Je déteste faire ça, mais je n'ai plus le choix. Ses talons claquent bientôt contre les marches de l'escalier extérieur. Je reporte mon attention sur Lester et la banshee. Il est très animé, parle fort, s'énerve presque. Elle sourit. La tension monte. Elle le prend dans ses bras. C'est le moment. 

Je me suis matérialisée face à eux.

La banshee était nue. Elle s'est rétractée en position défensive, se couvrant comme elle pouvait avec un drap. J'ai lâché mon aura, elle a empli la pièce, et ses yeux de terreur. Lester est rentré en catalepsie.

J'ai pensé à dire quelque chose à la banshee, que je savais ce qu'ils préparaient, mais je me suis ravisée. Il est tout à notre avantage qu'ils en sachent le moins possible sur ce que nous savons d'eux. J'ai déchaîné mon énergie et plaqué la banshee contre le mur. Une vengeance toute personnelle. J'ai plongé mes yeux dans les siens, toujours frémissants, suppliants, presque. Elle ne disait rien, son souffle était court, elle n'a rien tenté pour se défendre. J'ai distordu l'espace et l'ai laissée dans une autre réalité, au beau milieu d'une lande qui s'étendait à perte de vue. Je l'ai regardée avec mépris, à quatre pattes dans l'herbe humide, sous le poids sourd d'une nuit éclairée seulement par la lune. Au loin se dresse un château en ruine. Il lui sera plus simple de retourner d'où elle vient plutôt que d'où je l'ai envoyée. Je ne lui ai pas adressé le moindre mot. Elle me lance un regard farouche et rempli d'incompréhension. Ma haine envers Karma grandit. Je suis retrournée dans la réalité alternative.


Lester. J'ai posé sa main sur sa joue et il s'est réveillé.

- Hé--


Mon doigt sur ses lèvres.


- Pas un mot et écoute-moi. Je n'ai pas beaucoup de temps. Vous devez détruire Shell Haven. Trouvez Karma et tuez-le.


Il m'a regardée les yeux écarquillés. La lande a pris la place de son appartement. Maintenant c'est mes pupilles qui sont dilatées.
La banshee. Elle m'a renvoyée ici plus tôt que je ne m'y attendais. Et évidemment Lester n'est pas avec moi. Je ne sais même pas s'il va se souvenir de ce que je lui ai dit.


J'ai quitté cette strate un peu triste, et déçue de moi-même. J'ai été rappellée. Il va falloir que je trouve une autre solution. Je crois que je vais ressortir celle du téléphone portable.






Vendredi 29 novembre 2013 à 1:40

Je me suis retrouvé dans une cour de récré. Les cris des enfants semblaient loins, flous. L'atmosphère trouble. Je me redemande si je suis mort. Un gamin court vers moi. Quand il m'est passé au-travers, j'ai commencé à avoir de sérieux doutes. 

Je me suis baladé vers un bâtiment grisâtre qui n'avait gardé que quelques vieilles traces de ses couleurs rouges et blanches d'origine. Ca me rappelle vaguement quelque chose. 

Tout m'est revenu d'un coup quand j'ai reconnu ce petit garçon tout mince assis contre un arbre.

Moi.

Dan avant qu'il devienne Dan. Bien avant. Il devait pas avoir plus de 8 ans. Il disait rien et fixait le sol de ses yeux inexpressifs. 
Au bout d'un moment, il les a levés vers moi.

- Pourquoi tu portes une veste ?

J'ai souri.

- J'ai un peu froid.

- Tu trouves ? Mais c'est le printemps !

Il ne portait qu'un t-shirt et un pantalon de velours fin. 

- Ca m'est égal, j'aime bien avoir chaud.

- Qu'est-ce que tu fais là ?

- Je sais pas... Je me promenais. 

J'aurais adoré pouvoir lui dire que je venais du futur.

- Comment tu t'appelles ?

- Daniel. 

- Tu travailles ici ?

- Non. Mais si on veut, on peut dire que oui.

L'air s'est distordu légèrement.

- Dis, tu sais à quoi ça sert, la vie ?

- Je suis pas sûr. Mais j'ai ma petite idée. 

- Dis toujours.

- On est là pour grandir, évoluer, partager, aimer. Et vivre des trucs cool. 

- J'ai très envie de grandir, moi. J'en ai marre d'être petit.

- Quand tu seras grand, tu diras le contraire. Mais tu pourras pas revenir en arrière.

- N'importe quoi ! Pourquoi je voudrais redevenir ce que j'ai pas aimé être ? 

- Parce qu'en général, on se rend compte de la vraie valeur des choses qu'une fois qu'on les a perdues. Je sais pas si à ce moment-là il est trop tard, mais je suppose que c'est pas facile de les récupérer et que ça demande pas mal d'efforts. 

- Alors qu'est-ce que tu proposes ?

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Un bon Domac, et on prend ta caisse !

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- Essaie de tout vivre à fond et de pas agir bêtement. De pas faire de mal à ceux que tu aimes. Ni à ceux qui t'aiment, d'ailleurs. Ne fais rien que tu pourrais regretter. Quand tu seras énervé, canalise cette énergie sur quelque chose de positif, comme le sport ou la musique. Ne blesse jamais inutilement les gens, aussi. 

- Et si c'est des gens stupides qui n'ont rien à foutre de moi qui m'énervent ?

- Ah là par contre, tu leur colles un bon coup de genou dans les couilles et ils te foutront la paix. 

On a ri ensemble. Je savais bien à quel point son présent était difficile. L'intelligence appelle la peur des autres, qui appelle leur violence, et qui cause l'isolation de l'être ainsi considéré comme anormal. Je pensais qu'avec le temps, ça changerait, mais c'est vraiment une vérité générale. 

- T'es un grand mais t'es marrant. J'veux être comme toi plus tard.

Il m'a fait sourire.

- Reste toi-même, ça suffira. 

- Et comme ça j'y arriverai ?

- Ouaip.

- Tu le crois vraiment ?

- J'en suis sûr, souris-je à nouveau. 

Une pause.

- Dis ?

- Ouais ?

- Toi qui es grand, tu sais si ça existe, les âmes soeurs ?

- Yeap.

- Tu me fais pas des blagues ?

- Nope, souris-je encore une fois. 

- T'es sûr que tu me dis pas ça pour me faire plaisir ?

- T'inquiète, kid. J'en suis sûr et certain. Par contre faut pas avoir peur d'être déçu plusieurs fois si tu veux la trouver. 

- Je vais forcément me tromper plusieurs fois avant de trouver la bonne ?

- Pas forcément, mais y'a des chances, ouais.

- Et si je perds espoir ? 

Il est trop mignon, ce petit. Ses copines savent pas ce qu'elles ratent. Trop sensible et introverti pour des gamines, sans doute.

- T'auras qu'à devenir fort. Mais perdre espoir fait partie du jeu. Les choses importantes arrivent quand on est prêt, mais surtout quand on s'y attend le moins. 

- Quand on sait pas qu'on est prêt, donc.

- Exactement. 

- De toute façon c'est pas demain la veille que je la trouverai. Les filles veulent pas de moi.

- Avec le temps elles changeront d'avis. Elles se lasseront des débiles populaires sans cervelle et commençeront à voir que les garçons comme toi sont plus intéressants, plus rares et plus précieux.

Je lui ai fait un clin d'oeil. Il a souri tout grand. 

J'ai ressenti une grande chaleur dans mon corps, mon ventre, mon coeur, comme si je réintégrais une partie de moi, puis l'air s'est distordu et tout a disparu. 


Je nage dans la stratosphère, porté par des courants énergétiques. J'enlève mes lunettes et une impulsion partie de mon ventre me propulse de plus en plus vite pour m'emmener encore plus loin. Je me sens terriblement bien. Je vois l'espace, je vois les étoiles. Tout se brouille, tout se fige, j'ai aucune idée d'où je suis, mais j'y suis, et j'y tiens. Je remarque une bulle autour de moi, aux contours un peu flous. C'est sûrement elle qui me maintient en vie. 

Je me sens monter progressivement, j'ai l'impression de quitter mon corps tout doucement.

Il y a eu une pression terrible vers le bas.

Un choc.

Plus rien.


Jeudi 30 janvier 2014 à 22:49

J'ai été vomi par la porte et dans un cri d'incompréhension mêlé de douleur, ma mâchoire a recontré le plancher pour une soirée dégustation. 

- Non, c'est pas possible !

C'est sorti indépendamment de ma volonté. 

- Tu peux m'expliquer par quelle logique on arrive par l'entrée après être sortis par les portes psychées d'en haut ?

- Qu'est-ce qui te paraît illogique dans "arriver par l'entrée" ?

Je n'étais pas seul, bien sûr. Dan et Soda, respectivement. Je me suis levé vers le premier. Il avait l'air apaisé. Je l'ai regardé entre mes mèches moites.

- Mon pote, j'ai besoin d'une clope.

Il m'en a tendu une, suspicieux. Il me l'a allumée avec son pouce brûlant. 

- T'es sûr que ça va ?

On avait attiré le regard de Soda, qui me faisait penser à un hybride moniteur de colo / chasseur alpin. Un ancien qui attend les jeunes, mais qui sait bourriner quand il y a besoin.

- J'ai un truc à faire.

Mon ombre s'allongeait de plus en plus à mesure que je tirais sur la cigarette. Bientôt, quand elle s'étendit tout le long du mur derrière le comptoir, elle prit forme. Un colosse de pratiquement deux mètres, large d'épaules, au teint mat, aux longs cheveux noirs surmontés d'un chapeau et au sourire malicieux, qui dégageait une puissance incroyable et une douceur fascinante. Il portait une veste de costume et une chemise à trois boutons ouverts, ce qui achevait de le classer définitivement parmi les êtres les plus cools du monde. 

- Tu t'es trouvé un joli corps, lui lançai-je. 

Ca a dû choquer Dan, parce que ses yeux serrés et crispés comme un microscope bloqué sur grossissement maximal se sont agrandis et n'ont cessé de s'acérer à mesure que la conversation a progressé.

- T'as vu ça ? Il vient d'être libéré, j'ai eu de la chance ! Mais il a fallu que je le restaure, il a été grandement altéré. 

- Générateur pur, véhicule pour très vieille âme, ajna ouverte donc communication strataire possible et créativité exacerbée, un mystique en puissance, mais vu l'état du corps, il est mort avant d'en arriver là et me demande pas comment je sais tout ça.

- Joli ! Effectivement, il me fallait au moins ça pour ce qui se prépare. 

Je sentais Dan se retenir de toutes ses forces. Je l'ai rapidement regardé du coin de l'oeil, il brûlait des bras, des jambes, et surtout du crâne. C'était magnifique mais actuellement, quelqu'un de beaucoup plus dangereux requérait toute mon attention.

- J'ai résolu le paradoxe, pourquoi on est toujours là ?

- Parce que t'as pas résolu le paradoxe.

- Arrête tes conneries, grognai-je les dents serrées, j'ai supprimé la réalité où je refusais de t'aider en me suicidant.

- Mais c'est pas ça le paradoxe. Là t'as juste réglé celui de ta psyché, mais c'est pas le paradoxe universel qui a causé le déclenchement de la fin du monde et pour lequel j'ai été banni de Shell Haven.

- Toi... murmurait Soda. Toi... 

Je l'ai interrompu d'une main. 

- C'est pas le moment. 

Je sentais mes ailes chauffer dans mon dos, elle ne demandaient qu'à se manifester. J'avais tout oublié et il refusait de m'aider à me souvenir. Exactement comme à ma naissance, à notre naissance à tous. 

- Je te rappelle que je suis recherché par des êtres qui voyagent dans les strates plus vite que la lumière dans le vide. Tout ce que je dis peut être capté, interprété, et utilisé contre moi. Contre vous tous.

- Explique moi en quoi t'es de notre côté... grognai-je. 
Pourquoi tu te caches si tu crains pas la mort ? 

- C'est pas le moment, c'est pas ça qui est important ! T'as détruit la réalité alternative qui dépendait de ton action en foutant ton ton toi alternatif en l'air, c'est très bien, ça unifie les réalités autour de l'idée que tu ne peux qu'exister à cet instant T autour duquel tout gravite, et donc ça supprime tes visions de... bref, tes visions, quoi, mais c'est pas suffisant pour que l'Univers retrouve son équilibre. 

- Je crois que j'ai compris ce que je devais faire.

- Shht ! Pas un mot ! Ils ne doivent pas savoir !

- Pourquoi tu souris ?

- Parce qu'avec ce corps-là, c'est très agréable. Ca diffuse l'énergie d'une façon qu'on a pas tant que ça l'occasion de voir. Une dernière chose, vous pourrez rien faire tant que vous serez pas orientés et unis, à la fois en vous-mêmes et avec les autres. Et étant donné l'état complètement invraisemblable de la stabilité du réel, ce sera pas comme dans un film de Kelly, on aura pas autant de chances qu'on veut. Votre échec conduira inéluctablement à la destruction de tout ce qui est et de tout ce qui n'a pas encore été. Le temps et la matière se fondront et la vibration cessera, ils s'auto-phagocyteront, et ce sera la fin de l'Univers tout entier.

Ce n'est qu'à ce moment là que j'ai vraiment compris à quel point c'était sérieux toute cette histoire, et à quel point on était dans la merde la plus profonde. 

J'ai fini ma clope, je l'ai jetée et il a disparu dans une bouffée de fumée.





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